Le bouffon des rois
longévité, c’est que même
dans mes rêves je savais qu’il fallait savoir profiter de l’instant présent.
Chapitre troisième
Comment ne pas croire au destin ? C’est à Blois, dans
la ville qui m’a donné le jour (et qui maintenant vole mes nuits), plus
précisément dans ce château familial des Orléans où j’officie en tant que
premier et unique bouffon de Sa Très Gracieuse Majesté, que je vis pour la
première fois « venire diretto di Firenze », un Italien du nom
de Niccolo Machiavelli. Sa carrure imposante, ses manières avenantes, ses
gestes mesurés d’une extrême élégance et ce visage qui se voulait impassible
mais qui savait s’éclairer d’une lueur malicieuse à la moindre remarque
pertinente donnaient à ce Florentin basané aux cheveux de jais un charisme qui
forçait le respect et la confiance.
Comment qualifier sa profession ? Chargé des relations
extérieures pour la ville de Florence ? Officiellement, c’était la façon
dont on l’annonçait. Moi, pour l’avoir côtoyé à plusieurs reprises, je lui
avais donné le titre d’instructeur des princes. Mon intuition ne me trompa pas
puisqu’il écrivit plusieurs ouvrages, fruit de ses réflexions sur tous les
gouvernants qu’il croisa durant un quart de siècle ; il avait l’art de
fort bien les observer, de les juger en silence, de les conseiller souvent, de
les réprimander parfois, de les encourager discrètement, de les critiquer avec
retenue, et celui si délicat de ne jamais omettre de les louanger sans
flagornerie.
Sa présente mission en France consistait à demander l’aide
du roi en faveur de la ville de Palerme. Il ne perdit pas un instant pour
observer les habitants de notre pays qui furent également pour lui matière à
réflexion.
Louis lui avait accordé sans délai un entretien auquel
j’assistai, pour une fois muet et admiratif. J’attrapai au vol quelques phrases
que je maintins fortement ancrées dans ma mémoire :
« Les rois sont créés pour servir aux peuples qui
peuvent être sans rois, et non les rois sans peuples.
« Il faut préserver la politique, fût-ce aux dépens de
la morale.
« Vers bon conseil prince se doit retraire s’il veult en paix maintenir sa couronne.
« Il ne faut pas se laisser gouverner par la fortune,
il faut la gouverner, c’est-à-dire la forcer.
« Maîtriser la fortune, c’est maîtriser sa propre
nature.
« Le mépris et la haine sont sans doute les écueils
dont il importe le plus aux princes de se préserver. »
Outre le plaisir d’entendre de belles choses, c’était celui
de les comprendre qui me ravissait. Ce fut la première personnalité qui me
montra une véritable attention, me parla non pas d’égal à égal mais d’esprit à
esprit, d’être humain à être humain sans condescendance ni commisération. Me
considérait-il comme un grand ou plutôt considérait-il tous les grands de ce
monde au même niveau que mon humble personne ? Tu vois, je sais retrouver
l’humilité quand je croise la grandeur.
Machiavel eut également de longues conversations avec
Georges d’Amboise. Un soir de juin encore diurne, au détour d’un couloir, une
porte suffisamment entrebâillée laissa échapper quelques phrases prononcées
dans un pur françois saupoudré d’un bel accent italien ; je n’ai jamais
cessé de m’en délecter :
« Mio carissimo Giorgio, la démonstration est claire
pour moi, Louis le douzième est un véritable prince. Il a tout et il sait qu’il
peut gagner beaucoup plus en en faisant bénéficier ses sujets. C’est la maîtrise
parfaite de la fortune au nom de l’humanité. Je songe à composer un ouvrage sur
la manière d’acquérir et surtout de conserver le pouvoir mais qu’il prenne
garde :
Roy qui se
gouverne par femme
Jamais ne
fera nu beau fait. »
Il avait compris, après une semaine passée au château de
Blois, que notre reine était une femme de pouvoir redoutable. Notre chère Anne
de Bretagne : nulle ne pouvait mieux porter son nom, tellement elle était
attachée à sa province. Si elle était véritablement aimée de notre Louis et
qu’elle lui rendait son amour sans retenue, pour en arriver à cette heureuse
communion, le chemin fut plus semé des épines que des pétales de la rose.
Quand elle épousa Charles VIII, son contrat de mariage
stipulait qu’en cas de disparition de son époux (ce qui est arrivé,
rappelle-toi la poutre des latrines en plein
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