Le bouffon des rois
privilégiant le jeu, l’invention libre, l’habileté à manier
parodies et satires. Je n’épargnais personne avec mon franc-parler.
Je dis mon franc-parler, c’est assez cocasse quand on pense
à mes difficultés d’élocution, à ma façon de buter sur les mots qui étaient
sujets de bien des moqueries. Mais de ce handicap, je m’étais fait une marque
de fabrique qui pouvait devenir une arme mortifiante. Grâce à ce défaut qui
aurait dû davantage me gêner que me servir, j’avais une manière bien à moi pour
apostropher les uns et les autres en martelant certaines consonnes ou en
traînant exagérément sur les voyelles. Résultat : le rire était instantané
et la phrase assassine aussi rapide qu’une flèche – même si son parcours
n’était pas direct – atteignait sa cible avec beaucoup plus de
pénétrabilité. Mais que de labeur cela m’a demandé !
La vélocité de mes pensées était telle que je croyais que
mes paroles pouvaient prendre la même cadence, d’où l’origine de ce bégaiement.
J’avais lu que l’Athénien Démosthène, grand orateur dans la Grèce antique,
était bègue de naissance tout comme Moïse. Il surmonta sa difficulté
d’élocution au prix d’un dur entraînement en se forçant à parler avec des
cailloux dans la bouche et devint ainsi le modèle de l’éloquence. Je lui avais
emprunté sa méthode. Des heures, des nuits, des années pour enfin arriver à
maîtriser ce qui deviendra un des atouts majeurs de ma personnalité, ou
devrais-je dire plus justement de mon personnage.
Car cette situation entre la réalité et la fiction ressemble
étrangement à celle du saltimbanque sur ses tréteaux. Tout le monde était en
constante représentation, comme au théâtre, mais sans être dupe de son
personnage.
Moi, j’avais un rôle de premier plan, j’étais le théâtre
incarné et j’avais un avantage démesuré sur tous les histrions de la
terre : je ne cessais jamais de jouer de l’aube jusqu’aux épaisses
ténèbres. D’ailleurs étais-je certain d’être le maître de mon sommeil et de mes
rêves ? À force de ne pas être moi-même, de simuler l’aliénation ou la
naïveté, j’en étais arrivé à transformer ma vraie nature et la vérité avait
trouvé son refuge grâce à cette mascarade consentie.
La vérité ne se fait tolérer que sous le masque de la folie.
C’est dans la démesure que l’épanouissement de mon génie trouvait sa raison
d’être. Oui, tu as bien entendu, j’ai dit « génie » ; on ne
traverse pas trente-sept ans d’histoire à une fonction tellement convoitée, on
ne côtoie pas jour et nuit deux rois si différents, seize ans avec le premier,
vingt et un ans avec l’autre, sans posséder ne serait-ce qu’une pincée de
génie. J’ai le droit de me prévaloir de cette épithète ! Il fallait bien
que je me targuasse d’une once de satisfaction au milieu de cette gigantesque
métamorphose.
Le Vernoy avait pris soin, dans le temps de sa
consciencieuse formation, de m’adjoindre des maîtres de musique qui
m’enseignaient l’art de jouer de la cornemuse, de la trompette, du rebec.
J’étais devenu également un virtuose du tambourin et des cymbales qui
s’accordaient fort bien avec mes grelots quand je les accompagnais allègrement
de mes cabrioles et de mes gambades.
Il n’y avait qu’un instrument dont je n’ai jamais réussi à
tirer un son, c’était la viole de gambe. J’eus pourtant comme professeur un des
maîtres incontestés de cette vihuela de mano : Josquin des Prés. Ce
chantre de la chapelle pontificale de Rome était venu en France fort de sa
réputation de « prince de la musique ».
Quant à moi, je n’ai jamais apprécié ses messes, ses motets
ou ses chansons qui m’ennuyaient profondément. Je préférais l’amusement débridé
des groupes de paysans qui venaient danser la folia ou la gamba. Son sens de la
fantaisie était en harmonie – ce qui est la moindre des choses pour un
musicien – avec le sérieux de ses compositions et je n’avais droit qu’à un
regard méprisant quand je lui entonnais une nouvelle chanson de mon cru :
Mon bon
Maître Josquin des Prés
De moi
daignez prendre pitié
Déjà mes
oreilles se décollent
Quand vous me
condamnez pour viole
Alors, je
m’enfuis à toutes gambes
Avant qu’au
bûcher on ne me flambe.
Mes compositions personnelles n’atteignaient pas le niveau des
grands poètes, j’en suis conscient,
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