Le bouffon des rois
d’une cour reprenant une animation
engourdie par l’austérité ordonnée de la reine Anne.
On ne cesse de louanger le courage exceptionnel de Louis,
combattant au milieu de ses soldats, exhibant une témérité hors du commun pour
soulever leur ardeur, taillant en pièces avec son épée tout ennemi qui ose
l’approcher, la visière de son heaume ouverte, à visage découvert, marque de la
plus haute noblesse et d’un héroïsme frisant l’inconscience. On rend hommage
aussi à ses valeureux chevaliers et l’on frémit au récit du duel qui opposa
tout un après-midi Bayard et le capitaine Alonzo de Sotomayor qui, la poitrine
percée, la gorge ouverte et le visage fendu, gisait mort alors que son
vainqueur lui criait de se rendre pour sauver sa vie. Mais, comme d’habitude,
on ne parle que de glorieuse victoire et jamais d’atroce boucherie. Nul n’ose
faire allusion aux mutilés, aux blessés, encore moins aux cadavres pourrissant
sur les champs de bataille et servant de nourriture aux rapaces.
Mon roi, irradié par le triomphe comme par un soleil
éblouissant, reprit les rênes du royaume, s’attachant toujours à faire
appliquer ses réformes, légiférant à tout-va au moyen d’ordonnances et d’édits
et intransigeant quand il s’agissait de faire régner l’ordre dans son royaume.
Nous étions dans l’obligation d’assister aux exécutions des
grands malfaiteurs en même temps que le peuple qui était friand de ces
manifestations. Même si je fermais souvent les yeux devant l’atrocité du
spectacle, il y a des images et des sons qui ne peuvent s’effacer de ma
mémoire : main tranchée net pour les coupeurs de bourses, langue
sectionnée pour les blasphémateurs, oreilles arrachées pour celui qui a été
sensible aux sirènes de l’hérésie, bain d’huile bouillante pour les faux-monnayeurs.
Mais la principale cause de mes nombreuses nuits de
cauchemar est le supplice infligé à ce capitaine ramené d’Italie et accusé de
haute trahison.
Ce crime réclamait le châtiment le plus horrible :
« l’étripement », précédé de la castration : le bourreau, après
avoir coupé le membre viril et les génitoires du condamné, lui fendait le
ventre jusqu’à la poitrine, et lui ouvrait si largement le corps avec les deux
mains que les intestins s’échappaient comme un long serpentin. Malgré cela,
l’homme n’était pas mort mais bien vivant, au point qu’il avait encore la force
de parler : il demanda à voir son cœur que le bourreau lui mit devant le
visage avant de le percer aussitôt et de constater que le condamné venait bien
de passer dans l’autre monde.
Pour terminer en beauté la séance et déchaîner les vivats et
les applaudissements de la foule en liesse, la tête fut aussitôt tranchée et le
corps mis en quatre quartiers. Moi, devant ce spectacle atroce, j’avais souillé
mes chausses et tu peux me croire, ce n’était pas un pipi de fourmi.
Après ces intermèdes sanglants, je redevins le centre
d’intérêt de réjouissances plus douces qui procuraient à mon roi un
contentement salutaire. Certains courtisans supportaient mal mon prestige
retrouvé et ne cessaient de m’asticoter en m’insultant par de doux vocables
tels que face à cul, cornecouilles, tique à bique ou sac à pisse. Ils ne
manquaient pas ensuite de me bousculer assez durement pour s’excuser aussitôt
d’un ton ironique :
« Oh ! C’est toi, Triboulet ? Nous t’avions
confondu avec un pied de table mais nous nous sommes trompés. Mille pardons, il
n’existe pas de table aussi bancale ! »
Et ils tournaient les talons, laissant éclater de gros rires
gras. Ces fausses excuses ne me suffisaient plus et je me promis de leur faire
payer prochainement leurs camouflets. Ce moment arriva plus tôt que je ne
l’espérais. Un des jours suivants, je souffris d’une rage « de
dents » qui se manifesta « dehors » (!) par des joues gonflées
comme une outre trop pleine, ce qui m’enlaidissait plus que de coutume. Un page
compatissant m’apporta un clou de girofle et me garantit que sa mère souffrant
du même mal avait été guérie en appliquant plusieurs heures l’épice dans sa
bouche. Effectivement, en suivant ces instructions, je dégonflai dans la
journée de ma fluxion. Je demandai à mon sauveur d’où venait ce remède
miraculeux.
Mon gentil
page,
Toi qui
soulages
Mon doux
visage
De cette
rage,
À qui rendre
hommage
Pour
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