Le bouffon des rois
vieil
époux, voûté, ridé, au teint jauni, frileux malgré les devants de cotte fourrés
de loup, ses collets et mancherons superposés et ses chaperons de martre. On le
devinait à peine sous cet amas de vêtements. Il se retenait de lâcher des vents
dont il m’avait garni les narines pendant le trajet de sa chambre à celle de
son épouse. Elle s’inclinait devant lui, en une gracieuse révérence, lui
baisait sa main décharnée et lui posait la question d’usage en un « françois » saupoudré d’une charmante pointe d’accent anglais :
« Comment se porte mon doux seigneur ce
matin ? »
Il répondait invariablement, après avoir abondamment craché
dans son mouchoir :
« Mal, ma mie, très mal mais tellement mieux quand je
vous vois. »
Il la gratifiait d’un sourire édenté qui donnait un
haut-le-cœur à la pauvre Marie. J’intervenais aussitôt :
« Va te coucher, Beau Sire !
— C’est bien mon intention ! » me
répondait-il avec un sourire salace en direction de la belle Marie.
J’insistais :
« Va rejoindre ta couche tout seul, il faut te
ménager ! » Il tentait de me taper gentiment avec ma marotte qu’il
m’avait prise des mains :
« Méchant fol qui ne veut pas que son roi donne un
héritier à la couronne ! »
Je voyais dans les yeux de la jeune reine comme une
supplication et j’entendais clairement sa pensée joliment teintée d’un séduisant
accent :
« Ô genty Triboulette, éloignez lé vieil roy
dé mon couche ! » Il me fallait être diplomate et convaincant. Je
m’approchais doucement de lui, récupérais ma marotte et je lui disais avec un
gracieux sourire :
« Si tu veux procréer, Beau Sire, garde tes forces pour
cette nuit, et va prendre les potions fortifiantes que t’ont préparées tes
charlatans ! »
Mes arguments étaient toujours d’une salvatrice efficacité.
« Ma beauté, ma mie, je vais prendre potion et repos et
serai au fond de votre lit dès le coucher du soleil. »
Marie regrettait déjà que les jours soient si courts en
décembre.
Nous allions fêter la fin de l’année et bientôt passer en
l’an 1515. Déjà ! Paris était couvert de neige, et l’hôtel des Tournelles,
non loin de la porte Saint-Antoine, ressemblait à une immense meringue à la
crème fouettée.
François négligeait quelque peu sa femme Claude, la petite
dauphine, maladive comme son père et boiteuse comme sa mère, et la trouvait
bien moins appétissante que sa rieuse, séduisante et coquette belle-mère.
« Mon cousin » était irrémédiablement amoureux. Quant à la santé
fragile de Louis, elle déclina fortement. Entraîné dans les fêtes et les
banquets bien au-delà de minuit, le vieux roi ne tenait plus le rythme accéléré
que lui imposait (sciemment ?) sa petite Marie, épanouie, enjouée et
souriante. Le roi d’Angleterre avait-il envoyé une haquenée [5] pour le porter bientôt et plus doucement en enfer ou en paradis ? Je ne le
crois pas. C’était seulement une jeune femme écervelée, tout en récréation, peu
encline à la mélancolie et seulement esclave de ses passions amoureuses.
La belle avait donc épuisé ce qui restait de mon pauvre roi
qui, le jour de Noël, se mit au lit, seul, agité de diarrhées et de fièvres
pernicieuses. Certains croyaient à de nouvelles crises de ce mal qu’il avait
déjà surmonté pendant des années. Mais lui savait pertinemment qu’il ne se
relèverait pas et il entra en agonie avec sérénité, se préparant calmement pour
son dernier sommeil. Il garda force et lucidité pour dicter son testament, son
corps possédant encore un ressort extraordinaire. Il confirma, tout comme en
1505, le Conseil de Régence. Autour du lit, Charles de Bourbon, comte de
Vendôme, François de Bourbon, son frère, comte de Saint-Paul, l’aumônier
Guillaume Parvy, qui avait reçu la dernière confession de la reine Anne, La
Trémoille, Louis d’Orléans, comte de Dunois, le grand chambellan, des officiers
anglais représentant la reine Marie, les chevaliers Bayard et La Palice. Louis
tourna la tête vers François, ce qui lui arracha un rictus de souffrance, et il
lui fit signe de venir près de lui :
« François, mon fils, prenez soin de ce royaume et de
son peuple que j’ai chéri du plus profond de mon âme. »
Il me fit signe d’approcher à mon tour. Entrecoupé de force
soupirs et halètements, faisant un effort extrême pour tenter de dessiner un
semblant de
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