Le bouffon des rois
vouloir gouverner, Dieu m’en garde ! Mais
j’étais là pour donner le reflet de la sagesse du peuple. Je n’avais d’ailleurs
qu’une conscience imprécise de mon pouvoir. Je distrayais fort bien mon nouveau
roi. L’on commençait à dire qu’un roi qui s’amuse est un roi dangereux. Il
préférait qu’on ne s’aperçût pas trop tôt que ce roi joyeux était en même temps
un roi profond. C’est en cela que nous nous ressemblions, nous avions
l’élégance de cacher notre profondeur par une incurable joyeuseté.
Soudain, tout comme les deux souverains précédents,
« mon cousin » fut pris de la démangeaison de la conquête de l’Italie
qui le gratta avec insistance. Mon « Beau Sire » lui avait-il
transmis cette obsédante maladie ?
La reconquête de Milan et de Naples perdus par
Louis XII, c’était une valeureuse idée mais pour mettre sur pied une
armée, cela demandait des finances que le trésor n’avait plus. Voilà ce que
c’est de vouloir baisser les impôts pour se faire aimer du peuple !
Maintenant, les caisses sont vides.
Qu’à cela ne tienne, « mon cousin » fait fondre la
vaisselle d’or d’Anne et de Louis, afin de payer les soldats et les mercenaires
qui vont composer une armée de 40 000 hommes.
Mon nouveau roi ne se déplaçait pas sans moi et je le
suivais non pas aveuglément, mais aveuglé par cette aura qui l’enveloppait.
J’aurais pu prendre comme emblème la fleur de tournesol qui se tourne vers le
soleil et avoir comme devise :
Non inferiora
secutus.
(Il ne suit pas
d’astres inférieurs.)
Avant de partir pour l’Italie, François, botté, vint
s’agenouiller devant sa reine :
« Ma dame chérie, je vous rapporterai les clefs de la
ville de Milan, ce qui fera de vous la duchesse de Milan. Je m’en vais
combattre pour l’amour de vous.
— Mon très aimé mari et seigneur, murmura-t-elle de sa
douce voix, j’aurai bon courage. J’aurais mieux aimé que vous eussiez envoyé
Monsieur le Connétable à votre place, mais je sais votre bravoure et je ne puis
qu’être fière de vous. Partez en toute quiétude, que Dieu vous garde. Je ne
cesserai de prier pour vous. »
Elle voulut se lever pour assister à son départ mais un
rictus de douleur durcit l’espace d’un instant la douceur de son visage pareil
à celui des petites vierges contournées qui bénissent les passants du haut de
leurs niches dans les rues de Paris. Son époux se précipita pour la rasseoir
avec une infinie précaution :
« M’amie, soyez sage et patiente. Ma mère veillera sur
vous. »
À l’énoncé de cette phrase, la reine Claude retrouva son
sourire. Louise de Savoie n’avait point trop de tendresse pour elle. Elle en
avait tant donné à son fils qu’il ne lui en restait plus une once. Une seule
chose comptait pour elle : assurer la vie de la lignée.
« N’avez-vous point le sentiment que parfois Madame se
revanche sur moi des mauvais rapports qu’elle eut avec ma mère ? »
Elle avait prononcé ces paroles sans aucune acrimonie, avec
cette sincère douceur qui décourageait toutes les rigueurs. François ne trouva
rien à lui répondre et prit congé en lui baisant longuement la main :
« Adieu, ma dame chérie.
— Adieu, mon beau seigneur. Adieu, mon
roi ! »
Il allait chercher en Italie ce qui lui manquait pour être
un souverain accompli : la gloire des armes. Elle ne pouvait se conquérir
qu’à la tête de ses armées :
« Parce qu’il siérait mal à un roi jeune comme je le
suis de les laisser conduire par d’autres. »
Il chevauchait avec les compagnons de son adolescence,
Guillaume de La Marck, seigneur de Fleurange, baptisé le Jeune Aventureux, Anne
de Montmorency, Philippe Chabot de Brion, et Artus de Gouffier, seigneur de
Bonnivet, le propre frère du gouverneur de François. Sur leurs visages on
pouvait lire tout à la fois jubilation, fierté et impatience : ils allaient
réaliser leurs rêves d’adolescents guerriers : combattre aux côtés des
valeureux chevaliers qu’ils avaient tant admirés, tels que La Palice ou Bayard,
le chevalier sans peur et sans reproche qui était toujours en avant lorsqu’on
allait vers l’ennemi et toujours derrière lorsqu’on s’en retournait.
Ce fut la seule fois de ma vie que je fus heureux de partir
pour la guerre, tout en conservant cette peur qui me tordait les viscères. Mon nouveau
roi exerçait sur moi une telle fascination que je l’aurais même suivi au
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