Le cadavre Anglais
laquelle, témoin horrifié et impuissant, il avait assisté à la catastrophe de 1770 lors du feu d'artifice tiré en l'honneur du mariage du dauphin.
Il s'interrogeait sur la Paulet. Comment en était-elle arrivée là ? Que n'avait-elle repris l'ordre d'une retraite paisible à Meudon où elle possédait campagne ? Hélas, le destin l'entraînait dans sa pente ! Il appréhendait pour elle les conséquences trop prévisibles de tout cela : la ruine et l'hôpital. Écartant cette idée qui l'attristait, il réfléchit aux réactions de la maquerelle concernant la Satin. Il la connaissait suffisamment pour avoir observé son frémissement. Il demeurait persuadé qu'elle avait vu Antoinette ou reçu d'elle un signe quelconque. Du reste cela importait peu. L'inquiétude qui le taraudait, lancinante, portait sur le rôle exact de la mère de Louis dans les obscures menées des Anglais à Paris. Il souhaitait se tromper et espérait de toute son âme qu'elle ne se fût pas laissé circonvenir dans les rets de Lord Aschbury, chef du secret britannique.
Oui, en vérité, la déchéance de la Paulet l'obsédait et le désolait. Ce garde-française avait surgi dans sa vie au plus mauvais moment. Il savait aussi par expérience et par métier que la vie du simple militaire dans la capitale du royaume risquait d'entraîner les pires égarements. Quel que soit le prestige de l'uniforme, le garde-française vivait pauvrement. Cette situation poussait certains à rechercher des voies et moyens divers pour subsister et améliorer leur matérielle. Les plus séduisants ou les plus chanceux s'imposaient comme greluchon 105 chez quelque fille d'opéra entretenue dont ils croquaient le superflu. D'autres, amateurs de franches lippées, allaient gueusant et escroquant, flairant la bonne occasion et le gîte accueillant où ils ne tarderaient pas à s'impatroniser. Les femmes d'un certain âge attiraient ces frelons. Le plus extraordinaire était que la Paulet, si experte en ces matières, s'y fût laissé prendre et se transformât en victime consentante d'un de ces écornifleurs de garnison. Nicolas soupira en remontant la rue Saint-Florentin ; il n'ignorait pas que les plus désespérés chez cette soldatesque en venaient à mendier en cachette et que certains, perdus de dettes, finissaient par s'homicider 106 . Les registres des commissaires faisaient foi de ces tragédies-là.
Quant à la Freluche, il espérait que l'information donnée par la Paulet permettrait de la retrouver et d'en savoir davantage sur ce qui s'était réellement passé chez Lavalée. Avant de s'enfuir, la fille avait sans doute vu les agresseurs et ce grand efflanqué en manteau bleu évoqué par la portière de la maison de Lavalée.
Il rejoignit la rue Saint-Honoré pour gagner la boutique de mode que tenait Rose Bertin. Auparavant, Nicolas considéra avec amusement la foule qui faisait la queue devant la façade du couvent des Feuillants. Il en admira le portail orné d'un bas-relief représentant Henri III recevant les fondateurs de l'établissement. La raison de cette affluence tenait à un chirurgien qui, ayant pris l'habit et le nom du bienheureux patron de son art, y exerçait avec une grande réputation. Son habileté faisait merveille comme oculiste, mais surtout comme pourfendeur des pierres et calculs de vessie. Depuis Ambroise Paré on n'avait vu pareil talent et main plus habile à ouvrir, fouiller, tailler et rompre les calculs assassins.
Non content de soigner, et souvent de guérir, une clientèle des plus relevée, il prodiguait ses soins gratis, à la manière du saint anargyre 107 , au tout-venant des pierreux qui le réputaient comme une réincarnation de l'antique thaumaturge. Frère Cosme faisait du profit et l'apothicairerie du couvent bénéficiait de ses largesses. Il l'avait installée sur un grand pied et elle était devenue un lieu de visite apprécié des Parisiens et des étrangers. Ainsi les riches participaient-ils à son ministère et les plus misérables, sans qu'il ne leur en coûtât rien, lui offraient la possibilité de se faire la main et d'améliorer son art.
Un désordre de carrosses arrêtés lui signala l'approche du temple des grâces. L'endroit fleurait le neuf, le flambant et l'opulent. Sur l'enseigne éclatait en lettres gigantesques la mention MARCHANDE DE MODES DE LA REINE. Avant que le soleil de Versailles ne la caresse de ses rayons, ce n'était qu'une humble marchande sur le modeste quai de
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