Le calice des esprits
malaise. Je repoussai un
linceul sous lequel gisait un vieil homme. Pourte se trouvait sur la table d'à
côté. On l'avait lavé et enduit d'une huile aux herbes. Je l'examinai. Son
corps était balafré et meurtri, mais les marques n'étaient pas récentes, sauf
la contusion violacée sur la tempe. Il avait le crâne fendu comme une coquille
et le cou aussi flasque qu'un bout de corde détendue. J'étudiai le cadavre avec
soin et me demandai derechef ce qui s'était passé en réalité. Pourquoi Pourte
avait-il été occis ici et par qui ? Sa mort avait-elle un rapport avec moi
ou avec Isabelle, ma maîtresse ? Je m'apprêtai à quitter le dépositoire.
La lumière était encore faible et le vent emportait la brume en volutes légères
comme si une armée de fantômes tournait sur place. J'étais si plongée dans mes
pensées que je trébuchai sur la hallebarde qui, placée là à dessein, barrait le
seuil. Alors que je tombais de tout mon long, on jeta sur ma tête un morceau de
sac rugueux empestant la poix, et un bras m'enserra la gorge comme un nœud
coulant. La voix — un murmure rauque — était indistincte.
— Mathilde, Mathilde, dites à
votre maîtresse de ne pas fouiner dans ce qui ne la regarde pas ! Restez
dans vos appartements et tenez-vous-en à vos broderies !
La poigne se resserra. Je me mis à
hoqueter puis on me relâcha et je fus poussée en avant avec violence. La prise
avait été si puissante, le sac enroulé autour de moi avec tant de soin,
qu'avant que j'aie repris mes esprits et arraché mon bandeau, mon assaillant
était parti. Seuls régnaient la brume, les odeurs de cet espace désolé et les
bruits sourds du palais revenant à la vie. Je me ressaisis.
Quand je la rejoignis, Isabelle
était à son prie-Dieu, tout habillée, réservée comme une novice au couvent. Je
restai un instant adossée à la porte à me demander qui m'avait attaquée et pour
quelle raison. Ma gorge et mon cou étaient douloureux, mes joues brûlantes, mon
corps moite de sueur. Je pris une profonde inspiration, m'avançai derrière
Isabelle et jetai un coup d'œil sur le délicat petit livre d'heures qu'elle
avait sous les yeux. Le « A » majuscule de la prière Adjutorium
nostrum in nomine Domini — Notre secours est dans le nom du
Seigneur — était peint de façon exquise, bien que la miniature en
elle-même me fît sourire : l'enluminure montrait une volée de corbeaux,
parés comme des princes, qui écoutaient prêcher un chat arborant la mitre et la
chape d'un évêque.
Isabelle se retourna soudain, les yeux brillant de malice.
— C'est maître Rossaleti qui
l'a faite. C'est un scribe ainsi qu'un clerc expérimenté. Il était moine
bénédictin, jadis. Il a été marié, mais son épouse a été écrasée par une
charrette, alors il est devenu clerc.
— Vous le connaissez donc
bien, madame ?
— Mais oui, c'était mon
précepteur ! Il sait toutes les histoires d'Arthur et de ses chevaliers.
— Mais vous prétendez que
c'est un espion.
— C'est fort logique, rétorqua
Isabelle en riant.
Elle se leva.
— Tout le monde dans ma
maison, sauf vous, espionne ! Les Secreti , les hommes du Secret ,
la bande de Marigny, rôdent partout. Quoi qu'il en soit, nous devons rencontrer
Rossaleti et Casales juste après midi.
Son sourire s'effaça quand elle
remarqua les marques sur mon visage et mon cou, et elle tendit la main.
— Oh, Mathilde, qu'y
a-t-il ?
Elle me caressa le menton avec
douceur mais ses yeux bleus étaient inquiets.
— Mathilde, qu'est-il
arrivé ?
Je lui narrai mon passage au
dépositoire et l'agression qui l'avait suivi. Isabelle s'assit et écouta en
donnant de petits coups de pied dans le tabouret. Quand j'eus terminé, elle
tira sur un fil de sa manchette.
— J'ignore, murmura-t-elle,
pourquoi on vous attaquerait. À cause de la nuit dernière ? De votre
visite dans la chambre de Pourte ou au dépositoire ?
Elle haussa les épaules.
— N'importe qui pourrait être
coupable : Louis, ou l'un des Secreti .
Elle se tourna vers la table et
referma le livre d'heures.
— Écoutez le palais,
Mathilde ! Nous sommes là et entendons des bruits. Nous voyons des gens
aller de-ci de-là, mais nous ne savons point en réalité ce qui se produit. Il
en va de même en ce qui vous concerne, en ce qui me concerne...
Je regardai cette jeune femme, de
bien des façons un simple pion dans les plans de son père, une enfant parmi les
adultes, une
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