Le calice des esprits
de son ordre,
tout autant qu'au service de ceux qui avaient besoin de son talent, jusqu'à ce
que Philippe de France, ce démon aux cheveux d'argent, décide d'intervenir.
CHAPITRE PREMIER
La charité est blessée, l'amour
malade.
Chanson des temps anciens, 1272-1307
« Dies irae, dies illa »,
proclame la messe des morts : « Jour de colère, jour de deuil. »
Je n'oublierai jamais mon jour de colère, mon jour de deuil. C'était le jeudi
12 octobre 1307. J'avais une vingtaine d'années et étais apprentie chez l'oncle
Réginald. J'avais quitté notre petite ferme près de Brétigny pour me rendre à
Paris, poussée par l'ardent désir de devenir médecin et apothicaire. Mon oncle,
un ancien soldat bourru, l'un des deux hommes que j'aie jamais aimés, celui qui
remplaça mon père disparu lorsque j'étais enfant, me prit en charge. Il me
dispensa tout l'amour, toute l'attention que Tobie prodigua à Sara. Véritable
gentilhomme, parfait chevalier en tout point, oncle Réginald était un homme
d'une grande piété. Il jeûnait trois fois la semaine et allait toujours à
Notre-Dame, tard le vendredi soir, déposer un cierge de pure cire d'abeille
devant la statue de la Vierge. Agenouillé sur le sol dallé, il contemplait le
visage de la dame qu'il appelait sa châtelaine *. Taciturne, d'humeur
égale, sobrement vêtu, c'était un saint dans un monde de pécheurs. Il avait
toujours pensé qu'il en irait de même pour moi. Pourtant, ma jeunesse chez lui
ne fut que le début d'une vie pleine de toutes les infamies concoctées dans
l'Enfer.
N'oubliez pas, avant que je
commence ma narration, ce qui s'est passé et à quel point le monde a changé
depuis mes jeunes années. La guerre fait rage à présent de la Méditerranée aux
pays du Nord en passant par la France. La Grande Peste a sévi ; un
formidable squelette jaune armé d'une faux aiguisée a cueilli la fleur de notre
peuple. Asmodée, le plus immonde des démons, le Seigneur des Maux, est arrivé
parmi nous. Les villes sont désertes et leurs rues jonchées de cadavres en
décomposition. Les symptômes sont toujours les mêmes : le bubon maudit
sous l'aisselle, le corps en feu, l'estomac vomissant de la bile jaune et noire.
Le feu couvant sous les bûchers funéraires est devenu le symbole de notre
époque. Le ciel est noir de fumée et la bonne terre fertile polluée s'ouvre en
grand pour recevoir nos innombrables morts.
Dans ma jeunesse, l'université de
Pans était, contre les femmes qui pratiquaient la médecine, comme un chien qui
montre les dents — poil hérissé, babines retroussées — mais
qui n'irait pas jusqu'à mordre. Ce qu'elle fit plus tard, en l'an de grâce
1322, quand elle persécuta Jacqueline Félicie pour avoir exercé comme
physicienne sans avoir reçu de formation. C'était au temps du « grand
massacre [4] » en Angleterre. Félicie
déclara, avec force preuves et témoins, qu'elle avait guéri des gens là où des
diplômés de la faculté avaient échoué. Elle soutint aussi (et j'ai lu sa
défense) que les femmes préféraient être traitées par quelqu'un de leur sexe.
« Il vaut mieux et il est plus approprié, argua-t-elle, que ce soit une
femme avisée et sagace, versée dans l'art de la physique, qui aille examiner
une autre femme et investiguer les secrets cachés de son être, plutôt qu'un
homme. » Mais la plaidoirie de la malheureuse Félicie fut vaine. Quand
j'étais jeune, il en allait autrement. J'étais protégée. Oncle Réginald était
un templier de haut rang. C'était aussi un adroit chirurgien, un bon médecin,
qui avait pratiqué en Terre sainte. Il avait participé au siège de
Saint-Jean-d'Acre et fait campagne dans les terres brûlantes autour de la
Méditerranée. Il avait aussi appris les méthodes de soins des Maures, des
Sarrasins et autres fidèles de Mahomet. Oh ! que la reine des Cieux et
Raphaël le grand archange médecin m'en soient témoins : oncle Réginald
était bien un physicien sans pareil *, habile et intelligent, un vrai
maître dans sa discipline.
Ne vous laissez pas leurrer par
les légendes sur le Temple, les allégations de sodomie et de rites sacrés. Il
est vrai que les templiers avaient leurs secrets, qu'ils possédaient un
portrait du visage de Notre-Sauveur ainsi que son linceul, mais en fait
c'étaient des hommes de ce bas monde : des banquiers, des combattants et,
surtout, des physiciens. Ils vénéraient la Vierge Marie et
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