Le calice des esprits
vous ne
trouviez pas injuste de sombrer quand la règle du jeu l'exige. »
Je souris. Le père gardien n'avait
laissé ce message qu'à mon intention. Je m'étais trouvée sur la roue
inconstante de la Fortune, en bas, en haut, et avais à nouveau fait un tour.
J'avais connu les gloires de la victoire et les cendres amères de la défaite.
Le père gardien s'était toujours
montré bon envers moi, me donnant des piécettes ou une pièce d'argent. Je les
avais cachées avec soin. Un serviteur, à qui je faisais confiance, s'était
rendu, contre récompense, chez les écrivassiers et les marchands de parchemins
de Cheapside. Il en avait rapporté des rouleaux de vélin, de l'encre, des
plumes appointées, une pierre ponce et du sable pour sécher l'encre, toutes
choses dont un clerc de la chancellerie ou un scribe aux archives se
serviraient.
Je respecterai mon vœu pendant les
ténèbres de la nuit. J'achèterai d'autres chandelles et les enflammerai pour
rédiger mon histoire et celle d'Isabelle, qui avait dirigé la roue de la
Fortune et l'avait fait tourner, envoyant rois et princes, seigneurs et dames,
puissants et grands, s'écraser à terre alors que d'autres étaient élevés et
glorifiés. J'écrirai sur l'autre grand amour de ma vie, l'étude de la médecine.
Le père gardien était au fait de mon art et de mon adresse, mais j'avais refusé
de les mettre en pratique même quand il m'eut montré la bibliothèque des
frères. J'en ai fini avec l'étude. J'ai lu les livres, que ce soit ceux de
l'Islam, comme le Traité de l'art médical de Haly Abbas, ceux des
Anciens, comme le De materia medica de Dioscoride, la Méthode
thérapeutique de Galien, le De medicina de Cælius ou les textes des écoles
de Salerne ou de Montpellier. Je sais mélanger la mousse et le lait aigre pour
fabriquer une poudre qui peut assainir et guérir la blessure la plus infectée.
Je suis capable de dire si un homme s'est suicidé, s'il est mort à la suite
d'une rébellion des humeurs, s'il a péri d'une mort autre que naturelle.
Oh ! oui, le meurtre, sous tous ses aspects ! Comme le premier que
j'ai élucidé — Sir Hugh Pourte, gisant dans une cour, le crâne
fracassé comme une noix, laissant s'échapper sang et cervelle. C'était la
première fois que je poussais la porte noire de la Maison de la mort
mystérieuse. Oui, je commencerai par là, mais d'abord, comment en étais-je
arrivée là ?
Il y a tant d'années ! Si
longtemps ! Mais personne ne peut me contredire. Personne ne peut m'empêcher
de me hâter le long du passage mal éclairé du temps passé vers ces jours
d'automne d'octobre 1307 quand, à l'abri à Paris, je profitais de la douce vie
de la jeunesse, le cœur débordant du désir d'être médecin. Je l'avais espéré.
J'avais prié pour que cela se réalise. J'avais passé chaque heure de veille à y
penser, depuis que j'avais quitté le village de Brétigny pour travailler chez
mon oncle à Paris, où je m'étais révélée étudiante des plus ardentes, assidue
au livre de corne [3] . Je savais écrire toutes les
lettres sans erreur, calculer, et j'avais appris le français de la Cour. Je
devins des plus érudites. Étant l'unique enfant de ma mère, elle me prodiguait
sans compter tout l'amour et tous les soins qu'elle avait dispensés à son mari.
Mon père avait été un apothicaire issu d'une famille de physiciens. Depuis que
j'étais haute comme trois pommes, il me parlait de son art, que ce soit dans
les champs ou les bois où il m'instruisait des vertus des herbes, ou dans cette
sombre pièce de notre petite maison avec son trésor de manuscrits, de volumes
de médecine, de pots et de coffres regorgeant de potions curatives et de
poudres noires mortelles. Apprendre ? Je me mis à l'étude comme l'oiseau
se met à voler. Mon père mourut ; ma mère ne pouvait guère m'aider. Elle
me regardait souvent avec tristesse.
— Mathilde, murmurait-elle,
avec tes cheveux noirs comme la nuit, tes yeux sombres et ta peau claire, tu
pourrais retenir l'attention d'un marchand veuf. Tu es élancée et grande...,
ajoutait-elle en souriant.
Elle se taisait en me voyant faire
la grimace et se mettait à rire.
— ... ou tu pourrais aller
chez ton oncle à Paris.
Je fis mon choix et elle m'envoya
donc dans la grande ville, chez le seul homme que j'en vins à admirer
par-dessus tout : mon oncle, Réginald de Deyncourt, précepteur doyen de
l'ordre du Temple et maître physicien, voué au service de Dieu et
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