Le calice des esprits
et l'heure de notre départ.
Une longue file de chariots, de
charrettes et de bêtes de somme traversa les ponts sur la Seine, contourna la
ville et se dirigea, dans la campagne nue et glacée du nord-ouest, vers
Boulogne. C'était un voyage inconfortable et cahotant. Les puissants de France,
bannières et pennons déployés, avançaient avec lenteur dans la contrée désolée,
prélevant leur provende sur le trajet, logeant dans les manoirs royaux, les
palais, les prieurés et les monastères. Isabelle et moi avions pris place dans
un chariot rembourré de coussins, mais qui bringuebalait pourtant de façon fort
désagréable ; nous préférions souvent affronter l'air vivifiant et
chevaucher des palefrois aux yeux doux. Le soir, après nous être restaurées,
nous nous endormions, épuisées. L'hiver était rude et rigoureux. Le
paysage — sentiers creusés d'ornières sinuant autour des champs, prés
et pâtures gelés, le tout enveloppé par ces hautes haies et ces fossés profonds
si communs en Normandie — semblait immuable. Les paysans, ayant eu
vent de notre approche, s'enfuyaient après avoir rassemblé leurs biens et leur
bétail, mais les seigneurs, prieurs et abbés n'avaient d'autre choix que de
nous adresser des sourires mielleux et se féliciter de notre arrivée comme d'un
grand privilège.
Isabelle et moi restions entre
nous. Nous tentions parfois de distinguer et de nommer les différentes plantes
que nous remarquions ou d'imaginer ce qui se passerait à Boulogne. Les envoyés
anglais nous offraient souvent leurs services, pourtant eux aussi finirent par
succomber à l'engourdissement au fil des jours. Nous approchâmes enfin de la
côte ; des collines sableuses et de larges étendues désertes succédèrent à
la campagne. Un vent salé et mordant nous fouettait le visage, mais nous fûmes
tous heureux en apercevant les clochers et les tours de Boulogne.
CHAPITRE VII
La paix de l'Église disparaît et
vient le règne des arrogants .
Chanson des temps anciens, 1272-1307
Comment le décrire ? Tous les
grands d'Occident avaient convergé vers ce port. Les alliés de Philippe venus
de Lorraine, de l'autre côté du Rhin, d'Espagne et d'ailleurs s'étaient
rassemblés pour assister à un mariage qui devait établir une paix éternelle
entre l'Angleterre et la France. Une seule chose gâtait la liesse :
Édouard d'Angleterre n'était pas encore arrivé. En dépit de ses promesses, on
était sans nouvelles du souverain anglais. Chez Casales, Rossaleti et les
autres, l'angoisse croissait. Nous entrâmes dans Boulogne ; les membres du
cortège furent abandonnés à leur sort et s'arrangèrent comme ils purent, mais
les princes logèrent dans un manoir proche de la cathédrale Notre-Dame, perché
sur une hauteur de la ville au milieu de sa propre enceinte. Je détestai cet
endroit, froid et austère, malgré les efforts qu'avaient faits les bourgeois
pour décorer les rues et les ruelles de bannières, de tentures peintes et de
rubans aux couleurs vives. Ce que je voulais, c'était qu'Édouard d'Angleterre
débarque rapidement, que le mariage ait lieu et que nous quittions la France
pour toujours. Le temps des souvenirs. J'en avais tant vu et pourtant j'étais
si jeune... Mes nuits dans la chambre que je partageais avec Isabelle étaient
souvent peuplées de cauchemars. Ils concernaient surtout oncle Réginald assis
dans le tombereau : on le poussait en haut de l'échelle de Montfaucon et
on lui passait le nœud coulant autour du cou. J'étais si troublée que je tombai
malade et usai de mes propres connaissances pour apaiser mes humeurs.
Le courroux de Philippe devant ce
délai était manifeste : des messagers royaux étaient dépêchés presque
toutes les heures à la recherche des Anglais. Nous apprîmes enfin qu'Édouard
avait été retardé, qu'il avait pourtant quitté Douvres, était parvenu à Wissant
et faisait route à marches forcées vers Boulogne. Les cloches de la ville
sonnèrent à toute volée pour l'accueillir, tandis que ma maîtresse et moi
montions sur les murailles pour le voir approcher. Une mer d'étendards
éclatants l'annonça. J'aperçus les léopards dorés d'Angleterre sur fond
d'écarlate, un tourbillon de cavaliers, chapes au vent, des soldats et des
chevaliers revêtus de la livrée royale entourant un homme à cheval
resplendissant en écarlate et argent, tête nue, exposant aux yeux de tous ses
cheveux d'or. Édouard
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