Le calice des esprits
peu d'un œil.
Mais une fois les festivités de la
Noël passées, peu après la fête de Relatio pueri Jesu de Aegypto , le 7
janvier, la foule sur le pont était trop dense. Giacomo déclara que nous
prendrions une barque à l'embarcadère royal jusqu'au quai des Augustins, sur
l'autre rive. La princesse renvoyait à un parcheminier un gros paquet de
certaines marchandises défectueuses. Je me souviens si bien de ce
matin-là ! Casales, Rossaleti, Sandewic et Baquelle se trouvaient dans les
appartements d'Isabelle. Les émissaires anglais, de plus en plus perplexes
devant la quantité d'objets que l'on amassait, plaisantaient avec les gens
d'Isabelle. Je voulais m'éclipser et je prévins Giacomo que nous sortirions
avant midi. Nous quittâmes le palais et la cohue qui se pressait sur le pont
nous confirma dans notre décision d'embarquer sur un esquif royal pour franchir
la Seine brumeuse. Nous nous hâtâmes vers le quai où nous attendait notre
barque. Je m'assis à la poupe et m'emparai d'une corne de chasse. Giacomo me
pria de souffler dedans à intervalles réguliers pour alerter les autres
embarcations sur le fleuve et il alla allumer un fanal pendu à un crochet à la
proue. Les jumeaux saisirent les rames et m'adressèrent un sourire malicieux.
Je remplissais toujours l'embouchure de la corne de salive, ce qui les faisait
rire aux éclats. Ils se courbèrent sur les avirons, gloussant et bavardant
entre eux. Pour les amuser, je sonnai un long coup éclatant. A travers la
brume, d'autres cornes répondirent et des lanternes flamboyèrent en guise
d'avertissement. La barque s'élança, à la merci des courants qui la
ballottaient.
La mort doit ressembler à une
flèche venue des ténèbres. Nous ne nous étions guère éloignés quand j'entendis
un bruit sur ma droite, la brume se dissipa et l'immense proue anguleuse d'une
barge de guerre nous surplomba, fonçant à la vitesse d'un faucon. Elle éperonna
l'esquif par le travers. Les deux Génois disparurent sur-le-champ. Je glissai
dans les flots noirs et tumultueux ; le froid me paralysa jusqu'à ce que,
prise de panique, j'avale de grandes gorgées d'eau en m'enfonçant dans l'onde
glauque et bouillonnante. Giacomo et Lorenzo n'étaient déjà plus que des corps
à la dérive alourdis par leurs armures et leurs ceinturons. J'ignorais s'ils
savaient nager. Moi, je savais. Après tout, dans les cours d'eau vive, les
mares et les lacs envahis d'herbes de Brétigny poussaient moult plantes, aussi
avais-je appris à nager comme j'avais appris à marcher. Pourtant, mes lourdes
bottes et ma chape représentaient un véritable danger. Je quittai les premières
d'un coup de pied, me débarrassai de la seconde d'un mouvement d'épaule et
refis surface. Excepté le son lointain des cornes et l'éclat des falots à
travers la brume, tout était silencieux et désert. Je me mis à nager en
espérant que je me dirigeais vers l'embarcadère royal, et hurlai quand un
bateau passa près de moi. Des torches flamboyèrent, des mains rudes me
saisirent aux épaules. Je ruai et criai jusqu'à ce qu'une voix rocailleuse
s'exclame :
— Taisez-vous,
taisez-vous, nous vous aidons * !
On me tira à bord et je distinguai
des visages sales et balafrés. Un homme, bavard comme une pie, se pencha sur
moi. Je sentis une puanteur de fraîchin et, toussant, en proie à des
haut-le-cœur, me débattis pour me redresser. J'étais en sécurité parmi ces
misérables pêcheurs. Ils se rassemblèrent autour de moi et me questionnèrent.
Je leur demandai de se mettre à la recherche de mon escorte. Ils obéirent, mais
ce fut en vain. Le froid vif me faisait frissonner. Les pêcheurs dirent qu'ils
devaient reprendre leur route et qu'ils ne pouvaient rien faire de plus. Ils me
réconfortèrent avec des gobelets de vin âpre et m'expliquèrent que ce genre
d'accident était fréquent sur le fleuve, surtout quand la brume remontait de la
mer. Je m'aperçus néanmoins que même eux avaient des soupçons. La barge de
guerre qui nous avait éperonnés avait vite disparu. Je n'avais pas vu de
lanterne à sa proue et n'avait ouï nulle corne qui aurait trahi sa présence.
L'alarme n'avait pas été donnée. Je ne me souvenais que de sa vitesse
terrifiante, comme celle d'un serpent frappant d'un coup.
Les pêcheurs m'enveloppèrent dans
de grossières couvertures, m'installèrent à la poupe et me ramenèrent à la
maison du roi au centre du palais. Le capitaine des gardes, comprenant ce
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