Le calice des esprits
nous deviserons
et boirons jusqu'au petit matin. Bientôt, Marigny et les autres
arriveront : ils nous surveilleront comme les chats épient les oiseaux,
ajouta-t-elle avec une petite grimace.
CHAPITRE VIII
Toute la terre d'Angleterre est
trempée de larmes.
Chanson des temps anciens, 1272-1307
Le lendemain soir, Isabelle et
moi, bien reposées toutes les deux, rejoignîmes le souverain et Gaveston pour
souper dans les appartements royaux. La petite pièce avait été préparée à cet
effet : les volets étaient clos, des tapis turcs déployés sur le sol, une
grande table ovale dressée près de l'âtre pour que nous puissions tous profiter
de la chaleur des flammes qui léchaient les odorantes bûches de pin. Le roi et
son favori portaient des habits simples en drap vert foncé de Lincoln, des
bottes, et les bagues qui scintillaient à leurs doigts étaient leur unique
parure. Ils paraissaient résolus, posés, et désireux de parler. Pendant qu'on
servait les différents plats — faisan et lièvre nappés de sauces
variées —, Édouard évoqua les événements du mois à venir et instruisit la
princesse des rites qu'ils devraient observer lors de la cérémonie du
couronnement. C'est seulement vers la fin du dîner, quand on eut apporté les
tartes aux coings et un vin blanc liquoreux, qu'il renvoya tous les valets et
ordonna que Sandewic en personne monte la garde dans le couloir et devant la
porte. Le roi repoussa sa chaire et se tourna un peu vers le feu.
— J'aime Douvres,
remarqua-t-il à mi-voix ; juste à la frontière du royaume, c'est l'endroit
où il faut venir si on veut s'échapper.
Il se retourna vers nous.
— Bon, soupira-t-il, au
travail, à présent.
Le souverain et son ami se
détendirent tous deux ; il ne s'agissait plus de donner le change, de jouer
un rôle, de vider des coupes ni de s'esclaffer. Nous étions seuls. Je me
demandais pourtant pourquoi on avait placé un cinquième siège à table. Édouard,
tambourinant sur son gobelet du bout des ongles, parla sans façon de notre
entrée dans Londres, puis il se redressa dans sa chaire en jouant avec l'anneau
qu'il portait au petit doigt de la main gauche. Il décrivit la situation en
Écosse, la puissance de Bruce et la menace qu'il faisait peser sur les comtés
du Nord. Il détailla les difficultés qu'il rencontrait avec l'Échiquier, son
manque de fonds, le besoin pressant de faire lever des taxes à la fois par le
parlement et le synode. Gaveston ne pipait mot. Il me jetait parfois un coup
d'œil, mais la plupart du temps gardait la tête baissée et écoutait avec
attention son suzerain énumérer les ennuis que lui causaient les barons. Le roi
expliqua que son arrière-grand-père Jean, son grand-père Henri ainsi qu'Édouard
I er s'étaient tous heurtés à une forte opposition de la part des
nobles de haut rang qui, forts de leurs propres armées et de leurs gens,
étaient bien décidés à contrôler le pouvoir de la Couronne.
— Parlez-en à Sandewic,
railla-t-il en faisant un geste vers la porte. Il y a quarante-sept ans, il a combattu
sous les ordres de Simon de Montfort, comte de Leicester, qui s'était rebellé
contre mon aïeul et mon père. Il n'a échappé à la hache du bourreau que parce
que mon cher père admirait son honnêteté. Une décision, ajouta-t-il, ironique
et désabusé, sur laquelle, pour une fois, mon père et moi sommes tombés
d'accord.
Plus le souverain causait, plus
j'étais perplexe. Il y avait dans tout cela un mystère, un secret, une énigme.
Son discours était clair et logique. Pourquoi donc jouer l'autre Édouard, le
roi veule qui soutenait son favori et patronisait des bouffons tout en
insultant publiquement les principaux barons, sans parler de son puissant
beau-père ? Édouard d'Angleterre faisait preuve d'une cautèle dont même
Isabelle n'avait pas pris conscience. Elle aussi semblait déconcertée,
désorientée : l'époux qu'elle rencontrait maintenant, aurait-on dit, était
un autre homme que celui qu'elle avait épousé à Boulogne, un roi assez fin pour
comprendre quels liens elle entretenait en réalité avec sa famille ainsi
qu'avec moi, moi qu'Édouard et Gaveston acceptaient à présent comme la
confidente d'Isabelle. Je dissimulai mon sourire. Casales et Rossaleti avaient
fait un rapport fidèle : le roi et son compagnon se comportaient avec nous
comme s'ils nous connaissaient depuis des années. Certaines questions que
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