Le calice des esprits
m'éveillai une
fois, tout à fait consciente des différentes réalités, l'ordinaire et
l'extraordinaire, que j'avais remarquées ces deux derniers jours, puis je me
rendormis.
Plus tard dans la journée, encore
mal en point et lasses, nous dînâmes dans la grand-salle du château, longue et
caverneuse comme une grange aux dîmes, ornée de tentures et de draperies
blasonnées suspendues aux poutres de la charpente en berceau brisé. Toutes les
fenêtres et les meurtrières avaient été fermées pour se protéger des rafales
glaciales. Dans l'âtre brûlait une montagne de bûches. Nous nous installâmes
sur l'estrade avec Casales, Sandewic, Baquelle et un groupe de seigneurs et de
dames d'importance. Les seuls autres convives étaient les nains et les
bouffons — camouflet manifeste aux principaux courtisans du roi. Ils
étaient assis à une table à part avec la valetaille. Édouard passa le plus
clair du souper à les taquiner, en leur lançant des morceaux de ragoût ou de poulet,
à se prélasser dans sa chaire semblable à un trône, à sucer son pouce, à boire
à grand bruit et à éclater de rire aux plaisanteries de ses « invités
spéciaux ». Il se comportait en jouvenceau effronté. Le favori, vêtu de
superbes atours de satin écarlate et or, ne participait pas aux distractions
royales mais nous observait avec beaucoup d'attention, Isabelle et moi, comme
pour nous jauger et savoir ce qu'il devrait faire par la suite. À un moment, il
se pencha vers moi et me prit la main.
— Mathilde, murmura-t-il,
supportez-nous encore un peu ; les choses ne sont point ce qu'elles
semblent être.
La conversation, à l'exception de
cet aparté, porta sur l'arrivée imminente des Français dans leurs navires,
l'émission des sauf-conduits sous sceau privé qu'on leur destinait, la future
traversée du Kent à destination de Londres et la date du couronnement. Le repas
se termina sur une note discordante quand deux des éminents barons, Warwick et
Hereford, je crois, protestèrent contre le vacarme des bouffons. Le souverain répondit
qu'ils étaient libres de se retirer, ce qu'ils firent après avoir salué le roi
et Isabelle, mais en ignorant ostensiblement Gaveston. Enfin, la princesse
regagna notre chambre ; le souverain, lui, logeait dans les appartements
royaux qui donnaient sur la grand-salle. Il pria Isabelle de lui rendre visite,
mais elle se déclara fatiguée après un long voyage. Assise au bord du lit, elle
passa quelques instants à se coiffer en chantonnant entre ses dents. Je vaquai
à diverses tâches. J'avais hâte de savoir si les livres et les manuscrits
précieux — dont beaucoup traitaient de médecine et des propriétés des
herbes — que ma maîtresse avait emportés n'avaient pas été égarés.
— Mathilde, appela Isabelle.
— Votre Grâce ?
Elle sourit et tapota le lit.
— Venez ici. Je dois
m'habituer à ce titre...
Elle me tendit le peigne et se
tourna un peu pour que je puisse lui lisser les cheveux dans le dos.
— ... comme je dois
m'habituer au fait que mon époux est déterminé à se venger de toutes les
offenses et à montrer qui est le roi.
Elle me regarda par-dessus son
épaule.
— C'est la radix omnium
malorum , Mathilde, la racine de tout mal, ici. Édouard est, de bien des
façons, un enfant beaucoup plus jeune que moi. Son propre père et ses nobles l'ont
outragé et il ne l'a jamais oublié.
— Et Lord Gaveston ?
— Il faut accepter la
situation comme elle est, Mathilde. Gaveston est l'âme même d'Édouard. Il
remplit un vide que je ne pourrai jamais espérer combler ; je dois
apprendre à le supporter.
— Et vous ? Qu'en est-il
de votre propre manque ? m'enquis-je.
Il me sembla qu'Isabelle
pleurait : ses épaules tremblaient un peu, mais quand je voulus la tourner
vers moi, elle me repoussa.
— Je ne sais, Mathilde.
J'ignore où il se trouve et je ne suis pas certaine qu'il puisse jamais être
comblé.
Elle me fit face.
— Vous le faites pour moi, ne
le comprenez-vous pas ? Dans l'amitié que je vous porte.
Elle m'effleura l'épaule.
— Je peux comprendre l'amour
d'Édouard pour Gaveston ; nous nous ressemblons.
— Il devrait se montrer plus
rusé, plus artificieux.
— Cela, Mathilde,
chuchota-t-elle, vient avec l'âge. Le roi insiste sur un point. Ce soir, nous
avons soupé en public, mais demain, lui, Gaveston, vous et moi dînerons seuls
dans ses appartements. Il nous a conseillés de nous reposer car
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