Le calice des esprits
succomber à l'épuisement, on l'avait
attaché au mât, vêtu seulement d'un pagne souillé, et son dos était lacéré
d'entailles sanglantes infligées par la canne que brandissait Édouard, le
visage ruisselant de sueur. Le souverain haletait, montrant les dents dans un
rictus, les yeux écarquillés. La flagellation prit fin au moment où j'atteignis
la marche supérieure. Je saisis une corde pour garder mon équilibre contre la
houle. Le roi leva la canne, m'aperçut alors et la jeta sur le pont en donnant
l'ordre qu'on relâche le marin. On le détacha et il s'effondra sur le pont.
Édouard attrapa un seau d'eau salée qu'il versa sur le dos à vif du matelot. Ce
dernier hurla. Le souverain s'agenouilla, le retourna, appela le capitaine,
prit le gobelet de vin qu'il lui présentait et le glissa de force entre les
lèvres de sa victime. Puis il se releva, fouilla dans son escarcelle, fourra
une pièce d'or dans le poing fermé du pauvre homme, lui donna un petit coup de
pied dans les côtes et se dirigea à grands pas vers la poupe pour prendre place
aux côtés du pilote.
Le Margaret passa sous les
falaises menaçantes de Douvres et la haute silhouette du château qui les
dominait.
Des barges et des canots nous
débarquèrent. Isabelle était fort mal en point et il fallut la porter jusqu'au
rivage. Je titubais derrière elle, tout à la joie d'être à nouveau sur la terre
ferme, si bien que je remarquai à peine l'escorte qui nous attendait. On
installa avec grand soin la princesse dans sa litière et j'étais sur le point
de la rejoindre quand l'appel éclatant des trompettes déchira la brume. Nous
nous trouvions sur le quai humide et glissant qui empestait la saumure. Le
brouillard se dissipa et un mur de brillantes couleurs émergea de l'ombre. Je
distinguai un homme brun, grand et élancé, resplendissant comme le soleil dans
ses habits, qui se dirigeait vers Édouard, debout, à quelques pas devant nous,
au milieu d'un groupe composé de Sandewic, Casales et d'autres membres de sa
compagnie. Appuyée contre la litière, je regardai la scène comme si c'était une
vision. Derrière le seigneur aux habits éclatants se pressait une cohorte de ce
qui semblait être des enfants habillés de vêtements aux couleurs criardes. Ils
sautaient et cabriolaient en faisant tinter les clochettes de leurs costumes.
Ils étaient accompagnés de porte-drapeaux qui arboraient des bannières frappées
d'une aigle écarlate, les ailes déployées. Et, les suivant, venait une troupe
de nobles et de dames dans leurs plus beaux atours de cour. Gaveston était
arrivé dans toute sa gloire ! Le roi n'attendit pas, mais courut vers lui
en ouvrant les bras. Ils se rejoignirent, s'enlacèrent et s'embrassèrent,
ignorant les protestations et les exclamations des grands qui avaient
accompagné Gaveston tout autant que celles qui montaient des barges et des
bateaux.
Ce n'était, alors, que de simples
silhouettes, des individus au regard furibond et au visage courroucé,
emmitouflés dans des chapes et des fourrures, les doigts, les poignets et la
gorge scintillants de bijoux ; des hommes et des femmes qui, d'abord,
n'étaient que des ombres, même si, au fil du temps, leur ambition, leur
avidité, leur malveillance, leurs vices, leurs vertus, leurs talents et leurs
faiblesses finiraient par influer sur ma vie. Sur le coup je ne pouvais les
nommer, mais je connaissais déjà leurs titres. Guy de Beauchamp, le comte de
Warwick au sombre front ; Aymer de Valence, mince et souple comme un
serpent avec un pieux visage de prêtre ; Thomas de Lancastre, grand et
anguleux, pâle, le nez crochu, les yeux gris, le regard hautain ; Bohun de
Hereford, trapu et robuste ; et, bien sûr, Mortimer de Wigmore. Ce
jour-là, pourtant, seul Gaveston comptait. Le roi le prit par le bras et
l'entraîna vers la litière dont il écarta les courtines. Les deux hommes
s'accroupirent. Gaveston s'agenouilla, prit les mains de la princesse et les
baisa sur la paume et le dos en lui jurant une indéfectible fidélité.
Isabelle, épuisée après la
traversée, se redressa avec peine et s'adossa aux coussins. D'une voix assurée,
elle affirma être fort heureuse de rencontrer enfin son « doux
cousin ». Gaveston s'inclina derechef, se prosterna en signe d'obéissance,
avant de se relever, en s'appuyant d'une main sur l'épaule du souverain, et de
me toiser.
Gaveston était vraiment bel homme.
Il portait un justaucorps tissé de fils d'or, des
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