Le calice des esprits
chausses et une chape
coûteuses sous un manteau de laine vierge rejeté avec panache sur les épaules.
Une superbe broche d'améthyste fermait le col de son justaucorps et miroitait
dans la lumière changeante, des pierres précieuses scintillaient à ses longs
doigts blancs et les parfums qu'exhalaient ses habits étaient exquis. Aussi
grand qu'Édouard, il était brun et, avec sa peau claire rasée de près, il avait
un visage de jouvencelle aux yeux doux et aux lèvres pleines. À première vue,
il paraissait efféminé, mais en l'observant mieux on remarquait un menton
ferme, un nez effilé et impérieux, et ces liquides yeux noirs qui reflétaient
la rapide alternance de ses émotions. Même alors, dans le bref laps de temps
que dura notre première rencontre, Gaveston changea d'humeur, les yeux et les
lèvres plissés dans un sourire de bienvenue jusqu'au moment où, rejetant la
tête en arrière, il entendit les murmures qui s'élevaient autour de lui. Il se
rembrunit sur-le-champ, grimaça et ferma à demi les paupières. Le courroux
crispa ses traits et fit saillir ses hautes pommettes. Il jeta un regard altier
autour de lui, puis ses yeux revinrent vers moi ; il sourit, haussa les
épaules, prit ma main qu'il baisa et me complimenta d'une voix claire et
vibrante dans un français de Cour marqué d'un léger accent.
Alentour tourbillonnaient ceux que
j'avais de prime abord pris pour une cohorte d'enfants.
C'étaient en réalité les bouffons
du roi, les sulti , mimi et histriones qu'aimait tant Édouard
d'Angleterre. Des nains et naines habillés de vêtements voyants à carreaux et
de chausses multicolores. Certains avaient le crâne tonsuré et marqué d'une
croix. Ils répondaient aux sobriquets de Maud Donne-la-joie, Robert le Fol,
Dulcia la Maligne, Griscote, Mufle et Magote. Quelques-uns étaient doués de
raison, d'autres, sans nul doute, écervelés, soit par la volonté de Dieu, soit
par nature. Ils dansèrent autour du roi et de Gaveston, s'empressèrent autour
d'Isabelle et de moi, et ne cessèrent de bondir et de gambader au moment même
où le souverain accueillait enfin les nobles à l'air morose qui, avec leurs
épouses, étaient venus à sa rencontre.
Tant d'années, tant d'années ont
passé et pourtant les souvenirs reviennent en foule, clairs et distincts. Ce
fut une époque de rêve, comme quand on s'éveille après un profond sommeil. Les
érudits disent qu'il faut distinguer le réel de ce qui ne l'est point ;
peut-être se trompent-ils. Il n'y a pas de différence, mais juste des réalités
variables et conflictuelles. J'étais libérée de la France mais, d'une certaine
façon, je ne l'étais pas. J'avais été ballottée sur la Manche pour me retrouver
captive des sombres remous de la Cour anglaise. J'avais été enfermée entre des
planches de bois, mais à présent on me faisait gravir en toute hâte le chemin
tortueux et escarpé qui conduisait à la menaçante forteresse de Douvres avec
son grand portail béant. Nous passâmes sous des tours élancées et de noires
murailles, suivîmes d'étroites galeries et des couloirs qui donnaient sur une
vaste cour pavée, animée comme une rue de Paris. Les marteaux des forgerons et
des chaudronniers retentissaient, des chevaux renâclaient, des bouchers
découpaient des carcasses qu'ils suspendaient à des crochets afin que le sang
s'écoule dans les seaux disposés à cet effet. Des chiens aboyaient, des poneys
se cabraient et renâclaient. Des enfants criaient tandis que des femmes
s'affairaient à la buée autour des cuveaux. Le sol fangeux semblait se soulever
et bouger. J'avais le vertige et des nausées. Des gens surgirent : une mer
de visages souriants ou rébarbatifs. On nous accueillit puis, enfin, nous fûmes
seules dans une chambre austère, mais confortable, à la base de l'une des
tours : c'était une vaste pièce sombre avec des meurtrières pour fenêtres,
dont les murs et le sol étaient couverts de tapisseries aux couleurs gaies et
de tapis. On avait disposé moult poêlons de table et braseros, et un feu vif
étincelait dans la grande cheminée. Un large lit à quatre montants, dont les
courtines frangées étaient ouvertes et les draps de lin réchauffés par des
bassinoires pleines de charbons ardents, trônait dans la salle.
Nous nous endormîmes, Isabelle et
moi, sans plus tarder pendant que les portefaix et les serviteurs apportaient
nos affaires et tout ce qui avait été transporté sur le quai. Je
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