Le calice des esprits
les larmes aux yeux. Il eut un rire contraint, mais son regard m'effraya.
C'était comme si lui revenait quelque souvenir abominable, ou qu'il fît appel à
lui.
— Permettez-moi de vous
narrer, Mathilde — de nouveau ce rire aigu —, une histoire du
Béarn sur une maison hantée. Un homme, un certain Raoul de Castro Negro,
croyait qu'un trésor se trouvait caché dans sa demeure, juste sous le seuil. Il
engagea deux magiciens pour jeter un sort afin de découvrir le trésor. J'ignore
ce qu'ils firent précisément et si oui ou non ils parvinrent à leurs fins.
Gaveston cilla.
— Mais ensuite ils partirent.
Or Raoul avait un serviteur nommé Julien Sarnene qui revint chez lui. Peu de
temps après on trouva Sarnene sur la place de la ville ; il se prétendait
aveugle et sourd. Il fut malade et invalide quelques semaines, mais, juste
avant Pâques, il déclara qu'il voulait aller se recueillir devant un reliquaire
de la région. Quelques amis l'aidèrent à s'y rendre monté sur un âne. Ils
arrivèrent au lieu de pèlerinage le mercredi saint et Julien pria devant les
statues de la Sainte Vierge et de saint Antoine. À complies, il retrouva
l'ouïe. Le lendemain, après la messe de la Cène, il récupéra la vue. Il revint
dans le Béarn tout à fait guéri. Bien entendu, on cria au miracle et Julien fut
convoqué à la cour épiscopale, où il raconta une étrange aventure. Il prétendit
être entré chez son maître après le départ des magiciens et avoir trouvé
l'endroit rempli d'oiseaux et d'animaux bizarres, y compris trois chevaux
pourvus de cornes comme des boucs. Des flammes s'échappaient de leurs gueules
et de leurs croupes. Sur leur dos, tournés vers la queue, étaient installés
trois hommes terrifiants munis de gourdins. Julien dit qu'il était complètement
affolé et qu'il tenta de se signer mais que l'une des bêtes retint sa main. Il
voulut prier, mais il finit par s'échapper sur la place où on le découvrit. Que
pensez-vous de cette histoire, Mathilde ?
— Qu'advint-il de
Raoul ?
Gaveston fit une petite grimace.
— Il s'est enfui.
L'Inquisition le poursuivait pour commerce avec des magiciens. Alors, que
pensez-vous de l'histoire de Julien ?
— Je ne sais, avouai-je.
— Je vous ai posé une
question, physicienne.
Gaveston m'attrapa par les épaules
d'une poigne si ferme que je tressaillis. Isabelle protesta et il me lâcha.
— De grâce, puisque vous êtes
femme experte en potions et en poudres, insista-t-il d'un ton qui s'était fait
suppliant.
— D'aucuns verraient là de la
sorcellerie, répondis-je. D'autres soutiendraient que l'homme a été guéri par
le bon vouloir de Dieu et son infinie pitié ainsi que par l'intercession de la
Sainte Vierge et de saint Antoine.
— Ou bien ?
Dans la chambre le silence était
pesant.
— Moi, je serais plus
prudente, admis-je. Certains philtres, des fruits sauvages, le jus de
champignons, sans parler de l'huile de la peau d'un crapaud, peuvent faire
naître des idées bizarres, des cauchemars. D'où les contes sur les sorcières
qui prétendent voler ou les visions des fols et des saints, ajoutai-je.
— Mais les symptômes
physiques ? La cécité, la surdité ? voulut savoir Gaveston.
— Ils peuvent en découler
aussi.
Je fis tourner le vin dans mon
gobelet.
— C'est la même chose que ça.
Le vin peut créer des illusions et des rêves. Ses effets sur le corps sont connus.
Ce qui est vrai du fruit de la vigne l'est pour d'autres plantes.
— Mais que croyez-vous,
Mathilde ? Est-ce de la magie ou pas ?
— Non, dis-je sans hésiter.
Toutes les causes naturelles doivent être éliminées avant qu'on puisse en proposer
d'autres en guise d'explication.
— Bon, bon, concéda Gaveston
en se rencognant dans sa chaire. Je pensais bien que vous répondriez cela.
L'atmosphère ne s'allégea pourtant
pas. Gaveston se leva, regarda la chandelle des heures qui brûlait sur son support
dans un coin et alla vers la porte. D'après ce que j'entendis, je compris que
Sandewic avait été remplacé par deux soldats irlandais de Gaveston, des
mercenaires qui portaient la livrée frappée d'une aigle écarlate.
— Entrez, je vous en prie.
Le favori introduisit le tabellion
Jean de Clauvelin dans la salle et lui montra la cinquième chaire. Il l'invita
à s'asseoir, remplit à ras bord un gobelet du généreux bordeaux et tendit un
tranchoir d'argent afin que Clauvelin puisse se rassasier des restes.
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