Le camp des femmes
effroyable. Alors que nous portions le matricule 27 000, les dernières venues arboraient le numéro 43 000. Il n’était plus question de robes rayées : les nouvelles arrivées étaient affublées de robes civiles prises dans les bagages des prisonnières et marquées devant et derrière d’énormes croix de couleur vive. Toutes les vestes avaient été retirées, mais, même en été, l’aube restait glacée et l’on voyait les malheureuses courir à l’appel en robe de crêpe de Chine, les bras serrés sur la poitrine pour se réchauffer.
XII
MONSIEUR LE CURÉ
— Vous avez vu Monsieur le Curé ?
— Monsieur le Curé ? Ici !
— Tu es bien la seule à ne pas connaître « Monsieur le Curé » ; d’où sors-tu ? « Monsieur le Curé » c’est Maman Cadennes… Elle organise les chapelets et le dimanche elle lit la messe. Je voudrais bien demain assister à cette messe…
— Moi aussi ! Si tu vois Monsieur le Curé parle-lui aussi de moi.
*
* *
La pioche !
La pioche !
Nous formerons la pioche.
La pioche nous manierons
Et si quelqu’un cloche
Du courage lui donnerons.
(Version officielle)
Et lorsque les surveillantes sont éloignées ou ne comprennent pas le français :
La pioche !
La pioche !
Nous formerons la pioche.
La pioche nous manierons
Et sur la tête des Boches
La pioche nous casserons.
XII I
ARBEIT
Travail !
Comme tous les camps de concentration (et même d’extermination (lii) ), Ravensbrück devait participer à l’effort de guerre du Reich et à côté des chantiers traditionnels de ces véritables villes, en perpétuelle expansion, et des corvées inutiles « de rééducation », naquirent très rapidement les grands kommandos. Certains, devenus si importants, furent obligés de s’administrer eux-mêmes ou furent rattachés à d’autres « camps-mère » plus proches (liii) .
Sur le territoire même de Ravensbrück, Pflaum, le chef du service du travail n’avait que l’embarras du choix pour puiser dans ces convois inépuisables de main-d’œuvre. Pflaum, surnommé le Marchand de Vaches.
— Petit (liv) , rondouillard, des taches de graisse sur les revers de son dolman, les jambes de son pantalon en accordéon, il hurle à nous briser les tympans. De son coup de doigt, de ses listes gigantesques dépendent notre sort. Bon ou mauvais kommando. Survie ou mort. Mais lui ne choisit pas. C’est une machine. Pas d’intentions. Il lui faut son nombre. Beaucoup plus dangereuse est la présence de la Binz auprès de lui. Elle n’a rien à faire là et elle est là. La Binz a ses têtes et Pflaum ne peut rien lui refuser. La Binz est, de loin, le personnage le plus célèbre du camp, le plus diabolique aussi.
— Ce dimanche (lv) je l’ai vue. Elle était sur un affreux vélo noir, haut sur pattes. Quelle allure, mes enfants ! L’officier femelle dans toute sa splendeur, avec des galons partout, bottée, sanglée dans un uniforme impeccable. Lorsqu’elle descendit de son engin, elle le laissa choir dédaigneusement dans les bras d’une bonniche qui courait derrière elle et, suivie d’un énorme Bas-Rouge, elle fit l’inspection. Elle tenait, dans ses bras, un minuscule avorton d’affreux chien gueulard qui était si petit qu’il aurait tenu dans une poche. Je l’ai bien détaillée. Elle est belle, d’une beauté de marbre ; grande, blonde, mais le regard glacial, cruel, détruit tout. Il donne le frisson ; et la bouche ! Des lèvres si minces, si pincées qu’elle ne semble pas en avoir.
Dorothea Binz n’était que Oberaufseherin, « chef en second » : sa supérieure, Klein-Plaubel quittait rarement son bureau où elle croulait littéralement sous les tâches administratives.
— Dorothea Binz (lvi) est née en 1920. Elle a dix-neuf ans et demi à la déclaration de guerre ; c’est une fille de cuisine, mais elle en a déjà assez des corvées domestiques et grâce aux bons offices d’un de ses amis, elle entre comme volontaire dans la S.S., le 1 er septembre 1939 ; on l’envoie immédiatement au camp de concentration de Ravensbrück qui vient de s’ouvrir. À son grand dépit, elle est affectée à la cuisine, sans aucun doute à cause de ses antécédents.
— Elle réussit bien vite à convaincre ses supérieurs qu’elle est appelée à de plus hautes destinées. En quelques mois elle passe Aufseherin, et elle a dû marquer d’une pierre blanche le jour où elle endossa l’uniforme feldgrau et
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