Le camp des femmes
arborait un horrible pantalon fait aussi en drap militaire et un gilet assorti, et paradait devant nous, se croyant certainement très séduisante, bien qu’à nos yeux elle passât plutôt pour un serpent. Son langage était inimaginable de vulgarité et de grossièreté. Les claques et les coups de pieds ont dégringolé pendant son règne et celui du troisième kommandant.
Je dirai peu de choses sur la quatrième kommandante car nous ne l’avons connue que fort peu. C’était une grande femme maigre, dont tous les os du corps, lorsqu’elle marchait, semblaient vouloir se détacher. Elle était loin d’être sympathique, tout en semblant être infiniment plus humaine. Elle est restée à peine un mois avec nous.
La première chose qu’elle fit, en arrivant, fut de convoquer notre kommando et de lui dire qu’elle nous considérait comme des ouvrières et non comme des prisonnières, qu’elle ferait son possible pour supprimer les appels interminables et les punitions de toutes sortes qu’on nous imposait. Je crois, personnellement, que cette kommandante se rendit compte que nous n’en pouvions plus physiquement, que nous nous traînions à peine, que nous étions totalement épuisées, que seuls nos nerfs et notre volonté nous soutenaient, que le travail et les privations étaient plus que suffisants, et que nous n’étions plus en état de supporter punitions sur punitions.
Maintenant, je vous dirai quelques mots sur les Aufseherinnen qui nous gardaient ; elles étaient au nombre de douze, nous les avons à peu près toutes dotées d’un surnom.
La première « Miss Pipi » montait journellement la garde aux waters où le kommandant venait souvent lui prêter main-forte, je devrais dire pied-fort car, pour ne pas changer, c’est à coups de pieds qu’on nous en chassait. Miss Pipi avait un gros chignon tressé, était rougeaude, massive, tapait, tapait, tapait et était forte comme un cheval.
« Le Pou Volant » ou bien « Le Roquet » était la plus épouvantable : elle était petite, forte, ayant (ainsi que nous le disions) « le derrière à Paris et la poitrine à Berlin ». Elle était blonde, ne nous parlait pas mais aboyait. Les claques tombaient drues comme grêle ; elle vous tordait le nez, le sang giclait.
C’était elle qui faisait l’inspection des dortoirs, et lorsque nous finissions notre travail de nuit, mortes de fatigue, il ne fallait pas espérer nous reposer un seul instant. Savez-vous ce que c’est que de travailler dans un bruit infernal nuit et jour, qui, pas une seule seconde ne cesse ; que de ne pouvoir parler normalement, car il faut hurler pour arriver à se faire comprendre ? Seule une mince cloison séparait les dortoirs de l’usine, il fallait même essayer de dormir au milieu de ce vacarme.
Savez-vous ce que c’est que de rester environ dix-huit heures debout, dans une glacière, sans pouvoir se réchauffer, en étant maltraitées, brutalisées, injuriées ?
Savez-vous ce que c’est que de travailler comme des folles, à une vitesse de forcenées, de regarder l’heure sans arrêt, et de se dire : « La chaîne va tourner, je n’ai pas fini, que va-t-il m’arriver ? »
Savez-vous ce que c’est que d’avoir la tête qui se vide, les yeux qui se brouillent, l’estomac, le ventre creux, et de sentir qu’on va tomber ?
La lumière crue des projecteurs vous fait mal, elle est si crue cette lumière, si pénétrante, qu’elle vous donne l’impression qu’en entrant par les yeux elle vous traverse la tête pour ressortir derrière la nuque.
Non ! Vous ne savez pas ce que c’est, heureusement. Mais vous pouvez facilement vous rendre compte qu’après des nuits pareilles on a vraiment besoin d’un peu de repos. Je ne parle pas de dormir, car avec le Roquet il n’en était pas question, mais de s’allonger un peu sur la paillasse, se détendre les nerfs, s’évader par la pensée, bien entendu, de cette galère, être auprès de ceux qu’on aime, de ceux qui vous sont chers et qu’on a laissés là-bas, dans cette belle France.
— Que sont-ils devenus ? Où sont-ils ? Peu importe ! Ils seront sauvés, et l’on pense ardemment à eux…
Eh bien, non ! non ! non ! Pendant des mois et des mois nous n’avons pas dormi, nous ne nous sommes pas reposées, car cette maudite Aufseherin S.S. nous faisait lever sans arrêt. Tous les prétextes étaient bons : robe mal pliée (on ne voyait pas assez le numéro), robe mal
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