Le cercle de Dante

aussi, vous dire que j’aime votre poésie. Mais cela, vous le saviez déjà, mon cher Holmes.
    — Oui ? Eh bien, je vous remercie, mais peut-être y a-t-il en elle un côté trop sautillant. Je suppose que ma nature est de saisir tous les fruits de la connaissance qui se présentent à moi, d’en croquer une bouchée du côté bien mûr et de laisser les cochons se débrouiller du reste. Je suis un pendule qui n’oscille qu’à petite amplitude. »
    Le regard tendu de Holmes rencontra les yeux écarquillés de son ami.
    « Comment vous sentez-vous ces derniers jours, Lowell ? »
    Celui-ci répondit par un léger haussement d’épaules.
    Holmes ne s’en satisfit pas.
    « Je ne vous dirai pas d’avoir du courage, car les difficultés d’un jour ni même d’une année ne peuvent abattre les hommes d’idées.
    — Nous tournons tous autour de Dieu, mais sur une orbite plus ou moins grande, je suppose, émit Lowell. Tantôt une moitié de nous est dans la lumière, tantôt une autre. Certaines gens semblent demeurer dans l’ombre perpétuellement. Vous, vous êtes l’une des rares personnes devant qui je peux me déboutonner le cœur… » Il se racla la gorge d’un air bourru et baissa la voix. « Je suis attendu à Craigie House pour une conférence importante.
    — Ah ? fit Holmes et, juste au moment où Lowell allait passer la porte, il ajouta timidement, avec une indifférence forcée : Et ce Willard Burndy qu’on a arrêté ?
    — Rey étudie la question à l’heure où nous parlons. Vous croyez que c’est une farce ?
    — De la poudre aux yeux, sans l’ombre d’un doute. Même si les journaux affirment que le procureur requerra la pendaison. »
    — Dans ce cas, nous avons un pécheur de plus à sauver », fit Lowell en enfonçant ses mèches indisciplinées sous son chapeau en soie.
    Holmes demeura assis, sa caisse sur les genoux, longtemps après que le bruit des pas de Lowell se fut évanoui. Puis il recommença à nourrir le feu de tous les papiers se rapportant à Dante, décidé à en finir avec cette tâche douloureuse une bonne fois pour toutes. Cependant, il ne pouvait s’empêcher de déchiffrer les vers en même temps qu’ils brûlaient. Il les lut tout d’abord avec le détachement qu’on réserve à la vérification purement technique des épreuves, le cœur fermé à l’émotion. Puis il se mit à les lire plus vite, avidement, dévorant des passages entiers, alors même qu’ils se désagrégeaient dans le néant. Il avait l’impression de les découvrir pour la première fois, de revivre le temps où le professeur Ticknor prédisait à ses élèves l’importance que le voyage de Dante aurait un jour pour l’Amérique.
    Dante et Virgile étaient approchés par les démons de Males-Bauges, et Dante se rappelait  : Ainsi j’ai vu jadis les soldats craindre, / quand, sur parole, ils sortaient de Caprone, /en se voyant entourés d’ennemis.
    Dans ce chant, Dante évoquait la bataille de Caprone livrée contre les gens de Pise, à laquelle il avait participé aux côtés des Florentins. Et Holmes se dit : Soldat, voilà une chose que Lowell a oubliée dans son énumération des qualités de Dante. « Comme vous, il faisait tout bien. » Mais contrairement à moi, aussi. À toute heure du jour, un soldat doit supporter le poids de la culpabilité, en silence et sans réfléchir… Il se demanda si le fait de voir à côté de lui ses amis mourir pour l’âme de Florence et pour une bannière qui avait perdu tout sens à ses yeux avait fait de Dante un meilleur poète. Cette pensée le ramena à son fils aîné qui, en première année à Harvard, avait été consacré poète de sa classe. Sa nomination en avait fait jaser plus d’un ; on murmurait qu’il la devait à son nom seul, étant le fils de qui il était. Wendell s’adonnait-il toujours à la poésie maintenant que la guerre était finie ? Non : il avait vu dans les combats quelque chose demeuré invisible à Dante, et qui avait chassé de lui la poésie. Chassé la poésie et tué le poète. Dorénavant, Holmes père était le seul de la famille à converser avec les Muses.
    Pendant une heure encore, le docteur feuilleta les épreuves en quête d’un passage particulier. Il recherchait le chant II de L’Enfer  , celui dans lequel Virgile convainc Dante d’entreprendre le voyage alors que la peur s’est emparée du pèlerin. Moment suprême du courage : accepter le supplice de voir