Le cercle de Dante
Pirates de la littérature, tous autant que vous êtes !
— C’est votre peuple, votre pays qui ont fait de Dante un orphelin, faut-il vous le rappeler ? rétorqua Lowell. Quant à nous, nous avons entrevu de son cœur une part plus grande que vous ne l’imaginez. »
Longfellow fit signe à Lowell de se calmer.
« Signore Bachi, dit-il. Nous vous avons vu sur le port. Je vous en prie, expliquez-nous. Quelle raison aviez-vous d’envoyer votre traduction en Italie ?
— Il m’était revenu aux oreilles que la ville de Florence projetait d’honorer votre version de L’Enfer lors de la cérémonie de clôture du Festival de Dante, mais que vous ne l’aviez pas achevée et risquiez de ne pas être prêt pour la fin de l’année. Depuis des lustres, je traduisais Dante à mes moments perdus, dans mon coin, parfois avec le concours de vieux amis, comme le signore Lonza, quand sa santé le lui permettait. Nous nous disions que si nous arrivions à rendre Dante aussi vivant en anglais qu’il l’est en italien, nous pourrions nous aussi jouir d’une existence prospère en Amérique. Je n’avais jamais songé à publier ce travail. Mais lorsque ce pauvre Lonza est mort entre des mains étrangères censées veiller sur lui, je n’ai plus eu qu’une idée : que notre travail vive ! Si je trouvais le moyen de faire imprimer ma traduction, mon frère se chargeait de la confier à un relieur de ses amis, à Rome, puis de plaider en personne ma cause auprès du Comité de Florence. Bien. J’ai trouvé un imprimeur ici, à Boston, un homme spécialisé dans les tracts pour maisons de jeux et entreprises de ce genre. Une semaine avant le départ de Giuseppe, il a bien voulu mettre mon texte sous presse pour une somme pas trop élevée. Mais imaginez-vous que cette canaille n’a terminé le travail qu’au tout dernier moment, et encore parce qu’il avait un besoin urgent de mes malheureux sous. Il était dans le pétrin pour avoir fabriqué de la fausse monnaie. De ce que je comprends, il a été obligé de mettre la clef sous la porte et de prendre la poudre d’escampette.
« Le temps d’arriver au port, l’embarquement était terminé. Je n’ai eu d’autre solution que de supplier un ombrageux Charon de me transporter à la rame jusqu’à l’ Anonimo. Sitôt mon manuscrit remis, je suis revenu à terre. Vous serez heureux d’apprendre que rien de bon n’est sorti de tout cela : “Pour l’heure, le Comité n’est pas intéressé par de nouveaux manuscrits !”, conclut Bachi, raillant sa propre défaite.
— Voilà pourquoi le président du Comité vous a fait parvenir les cendres de Dante ! dit Lowell en se tournant vers Longfellow. Pour vous assurer que votre traduction serait l’unique participation américaine à ces festivités. »
Longfellow réfléchit un moment et dit :
« Le texte de Dante présente de telles difficultés que deux ou trois versions différentes seront parfaitement acceptables aux yeux des lecteurs intéressés, mon cher signore. »
Le visage fermé de Bachi s’éclaira un peu.
« Comprenez bien, je n’oublie pas la confiance que vous m’avez témoignée en me faisant engager à l’université, et je ne doute pas un instant de la valeur de votre traduction. Si, dans ma situation, j’ai fait quoi que ce soit dont je puisse avoir honte… » Il s’interrompit brusquement. « L’exil ne laisse aucune place à l’espoir, même au plus ténu, reprit-il après une pause. Avec ma traduction, j’espérais peut-être, seulement peut-être, rendre la vie à Dante dans un monde nouveau et retrouver en Italie une nouvelle dignité.
— Je comprends maintenant ! lança soudain Lowell sur un ton accusateur. C’est vous qui avez gravé LA MIA TRADUZIONE sur la vitre, chez Longfellow ! Pour nous effrayer et nous forcer à arrêter la traduction ! »
Bachi cligna les yeux, feignant de ne pas comprendre. Ayant extirpé une flasque noire de dessous son manteau, il la porta à ses lèvres et la vida dans sa gorge comme il l’eût fait dans un entonnoir. Quand il eut fini, il tremblait.
« Ne me prenez pas pour un sot, messieurs les professori. Je ne bois jamais plus que ce qui est bon pour moi. En tout cas, jamais quand je suis en bonne compagnie. À quoi peut donc s’occuper un homme seul, durant les heures maussades d’un hiver de Nouvelle-Angleterre ? La voilà, la malice ! » Son front s’assombrit. « Bon. En avons-nous fini ou vous
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