Le cercle de Dante

Florence ou à l’Italie, c’est lui aliéner la sympathie du reste de l’humanité. Et cela, alors que La Divine Comédie est la chronique de nos vies intérieures, contrairement au Paradis perdu de Milton, que nous lisons comme un poème. Savez-vous, mes garçons, ce que dit Isaïe au verset 38,10 ? »
    Sheldon réfléchit de toutes ses forces. Mead, quant à lui, afficha un visage buté, déterminé qu’il était à ne pas s’interroger sur la question.
    « Ego dixi : dimidio dierum meorum vadam ad portas Inferi », récita Lowell.
    Se précipitant vers ses étagères encombrées, il eut tôt fait de dénicher dans une bible en latin le chapitre et le verset indiqués.
    « Voyez vous-mêmes ! » s’exclama-t-il, ravi de démontrer qu’il avait cité le passage sans erreur. Il déposa le livre ouvert à la bonne page sur le tapis, aux pieds des deux étudiants. « Existe-t-il une chose seulement à laquelle nos vieux auteurs des Écritures n’aient pas pensé ? Dois-je traduire ? Je dis : au milieu de mes jours j’irai aux portes de l’Enfer. Vers le milieu de notre vie, dit Isaïe, tous autant que nous sommes, nous entreprenons un voyage qui nous conduit à un Enfer qui est le nôtre. Et quelle est la toute première ligne du poème de Dante ?
    —  Au milieu du chemin de notre vie… » , s’empressa de répondre Edward Sheldon.
    Cette salve poétique par laquelle débute L’Enfer, il l’avait lue et relue maintes fois dans sa chambre de Stoughton Hall. Jamais aucune autre poésie ne l’avait saisi avec tant de violence, ni aucun autre poète enhardi à ce point.
    « … je me trouvai dans une forêt sombre, la route où l’on va droit s’étant perdue.
    —  Nel mezzo del cammin di nostra vita. Au milieu du voyage de notre vie », répéta Lowell avec un regard à la cheminée si pénétrant que Sheldon jeta malgré lui un coup d’œil par-dessus son épaule, croyant que Mabel Lowell avait surgi dans son dos. Mais son ombre continuait de la révéler assise dans le salon, immobile.
    «  Notre vie, disait Lowell. Dès la toute première ligne du poème, nous prenons part au voyage de Dante, nous entamons le pèlerinage à ses côtés et nous devons affronter notre enfer aussi lucidement qu’il affronta le sien. Vous voyez donc que la valeur durable et inestimable de cette œuvre tient au fait que c’est une autobiographie de l’âme humaine. De la vôtre et de la mienne, autant que de celle de Dante. »
    Comme il était bon d’enseigner quelque chose de vrai ! se dit-il en écoutant Sheldon lire les quinze lignes suivantes. Comme il avait été bête de la part de Socrate de vouloir bannir les poètes d’Athènes ! Et comme il jubilerait, lui, en contemplant la défaite d’Augustus Manning lorsque la traduction de Longfellow, enfin publiée, se révélerait un triomphe !
     
    Le jour suivant, sortant d’University Hall après son cours sur Goethe, Lowell eut la surprise de tomber nez à nez avec un Italien courtaud qui se hâtait vers le bâtiment.
    « Bachi ? » s’exclama-t-il.
    Des années auparavant, Pietro Bachi avait été engagé par Longfellow pour être répétiteur d’italien. Employer un étranger, qui plus est un papiste, n’avait pas été du goût de la Corporation. Le fait que Bachi eût été banni des territoires du Vatican n’avait pas incité les fellows à l’indulgence. Plus tard, alors que Lowell avait succédé à Longfellow à la tête du département, l’intempérance et l’insolvabilité de Bachi, découvertes par hasard, avaient été un bon prétexte pour se débarrasser de lui. « Même mort, je ne remettrai jamais les pieds ici ! » avait-il dit à Lowell, le jour de son renvoi. Par quelque bizarrerie, celui-ci l’avait cru sur parole. D’où son étonnement en le voyant sur le Yard, bien vivant et hors d’haleine, dans un frac élimé mais repassé avec soin.
    « Cher professeur. »
    Bachi tendit la main à son ancien chef qui la serra vigoureusement, selon son habitude.
    « Alors…, commença Lowell, sans bien savoir comment demander à Bachi la raison de sa présence.
    — Je fais une promenade, professeur », expliqua celui-ci de lui-même.
    Remarquant qu’il fixait anxieusement un point derrière lui, Lowell écourta les amabilités et reprit sa route. Encore tout étonné de cette rencontre inattendue, il se retourna, le temps d’un coup d’œil, et vit Bachi se diriger vers un homme dont la silhouette en