Le cercle de Dante
qui peut être facilement rendu coupable du massacre de Talbot. C’est pas coton d’l’épingler. Vous m’y aidez, et la moitié de l’oseille est à vous, dit-il carrément. Y en a assez pour étouffer un porc. Après, vous pouvez aller où vous voulez, l’écluse est ouverte. Ça va changer, à Boston. Depuis la guerre, l’endroit est pavé de pognon. Plus personne est en sécurité, plus personne est protégé. Par les temps qui courent, fait pas bon s’promener seul dans les rues.
— Vous m’excuserez, monsieur Peaslee », réitéra l’agent avec une sérénité stoïque.
Peaslee laissa passer un moment et partit d’un éclat de rire vaincu. Il chassa une poussière imaginaire du manteau en tweed de Rey.
« Très bien, Lis des neiges. J’aurais dû le savoir que vous portiez la tunique de Joseph {21} . C’est juste que j’ai du chagrin pour vous, mon ami, bien du chagrin. Les noirauds, y vous détestent d’être blanc, et tous les autres, y vous détestent d’être noir. Moi, je juge un homme d’après s’il en a là-dedans. » Il porta les doigts à sa tempe. « Une fois, je me suis retrouvé dans une petite ville en Louisiane, Lis des neiges, où ce qu’on pouvait voir du sang blanc chez la moitié des marmots de couleur. Les rues étaient bourrées de demi-sangs. Ça vous a pas déjà tenté de vivre dans un endroit pareil ? »
Rey l’ignora. Comme il fouillait dans sa poche à la recherche de sa clef, Peaslee se proposa de lui faire les honneurs. De son doigt effilé comme une patte d’araignée, il crocheta la serrure.
Pour la première fois depuis le début de la conversation, Rey ne put cacher son inquiétude.
« Les serrures, c’est ma partie, pas vrai ? » D’un petit air fanfaron, Peaslee redressa son chapeau et fit le geste de se rendre, les poignets tendus en avant. « Ah, zut ! Pouvez pas m’alpaguer pour violation de domicile ! Non, vous pouvez pas, pas vrai, l’agent ? »
Et sur un grand sourire, il s’éclipsa.
Rien ne manquait dans l’appartement. Cette mise en scène n’avait été qu’une démonstration de pouvoir de la part du célèbre cambrioleur, au cas où des idées peu sages visiteraient le policier.
Oliver Wendell Holmes éprouvait une impression bizarre à se trouver dehors avec Longfellow, à marcher à côté de lui dans ces rues à l’odeur merveilleuse et puante, au milieu de visages et de bruits vulgaires. À croire que ce génie appartenait au même monde que l’homme conduisant l’attelage avec la machine à laver les rues. Non qu’il n’eût jamais quitté Craigie House au cours des dernières années, mais il sortait rarement et pour des activités de courte durée : porter ses feuillets corrigés à l’imprimerie Riverside Press, ou encore dîner avec Fields chez Revere ou à Parker House, à une heure peu fréquentée. Briser le cocon de paix dans lequel Longfellow vivait comme en suspension, l’obliger à sortir dans cette Babylone de briques où les âmes étaient en pleine confusion, cela aurait dû revenir à Lowell, et Holmes éprouvait à le faire une gêne coupable qu’il n’aurait jamais imaginé ressentir un jour. Il se demandait si Longfellow lui en tenait rigueur. Si Longfellow était d’ailleurs capable de rancune. Peut-être était-il immunisé contre ce genre d’émotion, comme il l’était contre tant d’autres, humaines et déplaisantes ?
Ces réflexions lui rappelèrent Edgar Allan Poe et son article, « Longfellow et autres plagiaires », dans lequel il accusait le poète de Boston et sa clique de copier les écrivains, vivants ou morts, à commencer par lui-même. Et ce, à une époque de sa vie où l’écrivain new-yorkais devait à la générosité de Longfellow de ne pas mourir de faim. Furieux de cette diatribe, Fields avait banni à jamais les écrits de Poe du catalogue Ticknor et Fields. Lowell avait mitraillé les journaux de lettres apportant la preuve indiscutable des outrageuses erreurs commises par cet écrivaillon. Quant à Holmes, l’idée qu’on pût le soupçonner d’avoir pillé un poète meilleur que lui l’avait à ce point bouleversé que dans ses rêves le fantôme d’un grand maître disparu venait souvent le visiter pour exiger restitution immédiate de ses vers. Longfellow, pour sa part, n’avait fait aucune déclaration publique. En privé, il avait attribué l’acte de Poe à l’irritation d’une nature sensible, rongée par quelque sens du mal.
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