Le Cercle du Phénix
saint Jean Népomucène. Au-dessous, le fleuve écumait contre les
piliers de pierre.
De
l’autre côté du pont, Cassandra rencontra Dolem et Julian en grande conversation.
À quelques pas d’eux, trois individus à la mine sombre ne les lâchaient pas du
regard.
Les
traits tirés, Julian incarnait admirablement le désespoir à l’état brut.
Cassandra savait qu’il ne cessait de se torturer au sujet de Gabriel, se
demandant continuellement s’il se portait bien et s’il mangeait suffisamment.
Seule la compagnie de Dolem paraissait le distraire quelque peu. Il est vrai
que la conversation d’une femme née au XIV e siècle ne pouvait que s’avérer passionnante. Dolem avait
d’ailleurs à maintes reprises agrémenté le voyage de ses souvenirs, retraçant
avec humour et finesse les événements dont elle avait été témoin au cours de sa
longue existence. Cependant, Cassandra avait noté la distance qu’elle prenait
vis-à-vis de ce qu’elle avait vécu : elle semblait n’être qu’une
observatrice que rien ne touchait, un fantôme errant en terre étrangère.
Lorsque
Cassandra les rejoignit, Dolem se tourna vers elle et lui adressa un sourire
teinté de nostalgie.
— J’aime
cette ville, murmura-t-elle, le regard fixé sur les flots de la Vltava.
L’atmosphère ici n’est semblable à nulle autre. J’y reviens très souvent, et à
chaque fois je retombe sous son charme. À l’époque de ma… naissance, Prague
était considérée à juste titre comme la capitale occidentale de la magie et de
l’alchimie. De nombreux adeptes et marchands de gemmes, philtres, élixirs ou
talismans vivaient dans la ruelle d’or, la zlata ulicka, située dans
l’enceinte du Château.
— Était-ce
dans cette rue que vous viviez avec Cylenius ? lui demanda Julian.
— Oh
non. Nous habitions une maison qui n’existe plus aujourd’hui et qui se trouvait
en dehors de Prague, loin de l’agitation de la ville. Le Grand Œuvre réclame
une assiduité constante qui ne laisse place à aucune distraction, de quelque
nature qu’elle soit. Les véritables alchimistes sont des reclus volontaires, et
leur renoncement au monde implique qu’ils habitent loin des hommes.
— C’est
un véritable sacerdoce, commenta Cassandra.
— En
effet. Tant de qualités et de sacrifices sont nécessaires pour obtenir la
pierre philosophale… L’alchimiste doit être patient, assidu, persévérant, et
lutter contre les passions qui l’assaillent ; il doit extirper de son âme
orgueil, colère, jalousie, haine, hypocrisie, luxure, paresse, et surtout
avarice, car celui qui n’a pas tué en lui le désir de l’or ne peut réussir le
Grand Œuvre.
— Mais
vous n’êtes pas toujours restés à Prague, observa Cassandra. Vous nous avez dit
que Cylenius avait beaucoup voyagé.
Dolem hocha la tête.
— Avant
de s’installer ici pour entreprendre ses recherches, il sillonna le monde afin
de parfaire ses connaissances alchimiques. Une fois qu’il eut réussi le Grand
Œuvre, il mena de nouveau une vie vagabonde et anonyme à travers l’Europe,
tentant de soulager la misère humaine grâce à la pierre philosophale…
L’homonculus se tut subitement, les yeux braqués sur un point de l’autre
côté du pont. Julian et Cassandra suivirent son regard, mais ils ne virent
qu’une foule indistincte qui grouillait le long du quai.
— Qu’avez-vous
vu ? s’enquit Cassandra, sur la défensive.
Dolem demeura silencieuse un long moment, fixant toujours le quai opposé,
puis elle tourna son pâle regard vers eux.
— Rien,
répondit-elle avec un sourire. Je n’ai rien vu.
Le soleil venait de se coucher à l’horizon, déposant des traînées
sanglantes sur le fleuve, lorsqu’un des hommes à la solde d’Angelia s’avança
vers eux, la mine impérieuse.
— Il
est temps de rentrer, aboya-t-il en les enveloppant d’un regard lourd de
menace.
— Déjà ?
se révolta Cassandra, qui n’entendait pas être traitée comme une petite fille.
La voix de l’homme se fit obséquieuse.
— Déjà,
oui. Les ordres sont formels, Miss Jamiston.
N’ayant guère le choix, ils obtempérèrent à regret et firent demi-tour
pour regagner l’hôtel.
*
Après avoir dîné en tête à tête avec sa sœur, Cassandra s’apprêtait à
rejoindre la chambre qui lui avait été assignée pour la nuit. Elle devait
reconnaître à sa grande honte qu’elle éprouvait un certain plaisir à la
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