Le Chant de l'épée
obscurité nous enveloppait désormais.
Il y avait bien la lune, mais elle était
cachée derrière des nuages qu’elle frangeait d’argent. Et c’est sous ce vaste
ciel noir et étoilé que l’ Aigle-des-Mers glissait sur la Temse.
Ralla tenait la barre. Il était meilleur
navigateur que j’espérais jamais le devenir et je ne doutais point qu’il nous
mène en pleine nuit dans les boucles du fleuve. La plupart du temps, il était
impossible de distinguer entre le fleuve et les marais, mais Ralla ne s’en
souciait guère. Les jambes écartées, il tapait du pied au rythme des avirons. Il
parlait peu, mais de temps en temps il corrigeait le cap et jamais une seule
pelle ne toucha les rives. La lune surgissait parfois entre les nuages pour
découvrir soudain une longue bande d’argent scintillant devant nous.
Nous profitions de la fin du jusant pour
descendre le fleuve, dont les berges s’écartaient peu à peu en vue de la mer. Je
ne cessais de regarder au nord, guettant dans le ciel la lueur qui trahirait
les feux du camp fortifié de Beamfleot.
— Combien de navires païens à Beamfleot ?
me demanda soudain Ralla.
— Soixante-quatre la semaine passée, mais
probablement près de quatre-vingts désormais. Cent, peut-être.
— Et rien que nous, hein ? s’amusa-t-il.
— Rien que nous.
— Et il y aura d’autres navires sur la
côte, dit Ralla. J’ai ouï dire qu’ils établissaient un camp à Sceobyrig ?
— Environ quinze équipages y étaient il y
a un mois, sans doute trente à présent.
Sceobyrig était une langue de terre désolée et
boueuse à quelques lieues à l’est de Beamfleot, et les quinze navires danes qui
y avaient abordé avaient établi un fort en remblais de terre et pieux. Selon
moi, ils avaient choisi ce lieu parce qu’il ne restait presque plus de place
dans la crique de Beamfleot et que la proximité de la flotte de Sigefrid leur
offrait protection. Sans doute l’avaient-ils payé d’argent et espéraient-ils le
suivre en Wessex pour grappiller quelque butin. Sur les rivages de toutes les
mers, dans les camps en amont des rivières et partout dans le monde des Norses,
courait la nouvelle que le royaume de Wessex était vulnérable. Dès lors, les
guerriers se rassemblaient.
— Mais nous n’allons point combattre
aujourd’hui ? demanda Ralla.
— J’espère que non… Il ne devrait pas y
avoir de combat, dis-je après un silence.
— Car s’il y en a un, remarqua-t-il, nous
n’avons point de prêtre à bord.
— Nous n’en avons jamais, me défendis-je.
— Mais nous devrions, seigneur.
— Pourquoi ? m’insurgeai-je.
— Parce que toi tu veux mourir l’épée à
la main, alors que nous aimons mourir revêtus du linceul.
Ses paroles m’accablèrent. Ces hommes m’étaient
liés, s’ils mouraient sans la présence d’un prêtre, je manquais à mes devoirs. Je
ne sus que faire, puis une idée jaillit en moi.
— Le frère Osferth pourra être notre
prêtre aujourd’hui, dis-je.
— Je le serai, répondit celui-ci depuis
le banc de nage.
Je fus heureux qu’il accepte de faire quelque
chose que je savais lui déplaire. Je découvris plus tard que, n’ayant même pas
été novice, il n’avait nul pouvoir d’administrer les sacrements chrétiens, mais
mes hommes le jugeaient plus proche de Dieu qu’eux. Ce fut suffisant.
— Mais je ne pense pas qu’il y aura
combat, répétai-je fermement.
Une dizaine d’hommes, les plus proches de la
barre, m’écoutaient. Finan était avec moi, bien sûr, ainsi que Cerdic, Sihtric,
Rypere et Clapa. C’étaient mes gardes, mes compagnons, mes frères de sang et
hommes liges, et ils m’avaient suivi en mer cette nuit car ils me faisaient
confiance, bien qu’ignorant où nous allions et ce que je projetais.
— Qu’allons-nous faire, alors ? s’enquit
Ralla.
Je marquai une pause, sachant que la réponse
allait éveiller leur enthousiasme.
— Nous allons sauver la dame Æthelflæd, dis-je
enfin.
J’entendis des cris étouffés et des murmures à
mesure que la nouvelle remontait les bancs. Mes hommes savaient que ce voyage ne
présageait qu’ennuis et ils avaient été intrigués par les mystères que je
faisais, se doutant que c’était en rapport avec Æthelflæd : je venais de
le leur confirmer.
— Comment ? demanda Ralla.
— Sous peu, répondis-je en haussant la
voix et en ignorant sa question, le roi va commencer à collecter la rançon de
sa fille. Si vous
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