Le Chant de l'épée
tard. Chacun recevrait
sa part, Finan trois et moi cinq. Je devais en donner un tiers à Alfred et un
autre à l’évêque Erkenwald, mais il était rare que je leur cède mon butin.
Nous jetâmes les cadavres nus dans la cale du
navire marchand. Entre-temps, le navire qui descendait le fleuve nous avait
rejoints. C’était un beau vaisseau de guerre à la proue couronnée d’une tête de
dragon, la poupe d’une tête de loup, et le mât d’un corbeau. C’était l’un des
deux navires de guerre que nous avions pris à Lundene et Ralla l’avait baptisé Épée-du-Seigneur. Alfred aurait apprécié.
— Belle prise ! s’écria Ralla en
approchant.
— Nous avons perdu trois hommes, répondis-je.
Je les aurais volontiers jetés à l’eau pour qu’ils
rejoignent les dieux de l’écume, mais, comme ils étaient chrétiens, leurs
compagnons voulaient les ramener au cimetière de Lundene, et je les fis charger
sur l’ Aigle-des-Mers.
— Tu veux que
je le remorque ? me demanda Ralla en désignant le navire marchand.
J’acquiesçai et le laissai l’amarrer puis, de
concert, nous ramâmes vers le nord. Enhardies, les mouettes vinrent picorer les
cadavres.
Il était près de
midi et la marée était étale. L’estuaire s’étendait comme une grande flaque d’huile
visqueuse sous le soleil et nous ramâmes lentement, ménageant nos forces, jusqu’à
ce que le rivage nord soit en vue.
Les basses collines tremblotaient dans la
chaleur. J’avais déjà longé ce rivage et je savais qu’au-delà s’étendaient des
marécages. Ralla, qui connaissait la côte mieux que moi encore, nous guidait, et
je mémorisai les repères au fur et à mesure. Je remarquai une colline un peu
plus haute, une éminence et un bosquet d’arbres. Je savais que je les reverrais,
car nous nous dirigions vers Beamfleot. C’était l’antre des loups de mer, le
refuge de Sigefrid.
C’était également l’ancien royaume des Saxons
de l’Est, disparu depuis longtemps, même si de vieilles légendes racontaient qu’il
était redouté. C’était un peuple de marins et de pillards, mais les Angles du
Nord les avaient conquis et à présent cette côte faisait partie du royaume de
Guthrum, l’Estanglie.
Dans cette région sans loi, loin de sa
capitale, dans les criques qui s’asséchaient à marée basse, les navires
pouvaient attendre puis, quand elle remontait, en sortir pour attaquer les
marchands qui prenaient l’estuaire. Dans ce nid de pirates, Sigefrid, Erik et
Haesten s’étaient établis.
S’ils virent arriver l’ Aigle-des-Mers, l’un
de leurs navires, accompagné d’un autre vaisseau danois, tous deux la proue
fièrement ornée d’une tête de bête, et un troisième navire, marchand et ventru,
ils durent penser qu’Olaf rentrait d’une expédition couronnée de succès et ne
se doutèrent de rien.
Quand nous approchâmes de la côte, je fis
enlever les figures de proue et de poupe. C’était l’usage, car elles étaient
faites pour effrayer les mauvais esprits et Olaf aurait agi de même en rentrant
à son port.
Je contemplai le rivage, songeant que le
destin m’y ramènerait, puis j’effleurai la garde de Souffle-de-Serpent, car
elle aussi avait une destinée, et je sus qu’elle y reviendrait elle aussi. Car
c’était un lieu où mon épée pouvait chanter.
Beamfleot se trouve sous une colline abrupte
bordant une crique. L’un des pêcheurs, un jeune homme plus éveillé que ses
compagnons, me donna les noms des lieux que je lui désignais. Le hameau sous la
colline était Beamfleot, la crique, qu’il tenait à appeler rivière, était la
Hothlege. Beamfleot était située sur sa rive nord, et la rive sud était une
grande île basse et sombre.
— Caninga, me dit-il.
Caninga n’était que boue peuplée d’oiseaux, et
la Hothlege, un dédale de bancs de vase entre lesquels un chenal coulait vers
la colline surplombant le hameau. Lorsque nous en doublâmes la pointe est, j’aperçus
le camp de Sigefrid au sommet de la colline, avec ses talus de terre couronnés
d’une palissade de bois, comme une cicatrice brune dans l’herbe. La pente de ce
côté sud, abrupte, tombait jusqu’aux navires échoués dans la vase à marée basse.
L’embouchure de la Hothlege était gardée par un navire qui en barrait l’entrée,
en travers, retenu par des chaînes de part et d’autre, l’une attachée à un gros
poteau enfoncé dans le rivage de Caninga, l’autre à un arbre solitaire sur
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