Le Chant des sorcières tome 1
pas de l'Aragon, où la troisième des sœurs avait été emprisonnée. A la vérité, et dans l'état actuel des choses, l'enfant naîtrait avec les pouvoirs dont elle, Algonde, disposait déjà. Tout cela n'avait pas de sens. Et en admettant qu'il manquât à Mélusine et Plantine celui de Mélior, comment elle, Algonde, qui savait à peine l'utiliser, pouvait-elle triompher du mal à leurs côtés ? Sans oublier ce simple détail : Plantine ne se trouvait pas à Sassenage. L'Aragon était vaste et une Harpie devait la surveiller elle aussi. De quelque bout qu'elle retournât ces questions, Algonde en arrivait au même point. Il lui manquait une information. Une pièce pour faire le lien. Comprendre.
Sa seule certitude était que rien ne pouvait s'accomplir sans son sacrifice. Mais elle ne voulait pas de ce fardeau. Quelles conséquences aurait son désaveu ? Les images effrayantes de ses propres visions ?
« Mathieu tuera, Mathieu mourra si tu ne te plies à ton destin », lui avait assuré Mélusine le jour où elle l'avait sauvée avant de se rétracter lorsqu'elles s'étaient revues. Comme Algonde aurait préféré n'en rien savoir. Redevenir la bécaroïlle de maître Janisse. Elle frissonna, tourna la tête vers son promis, rencontra son regard, brûlant de désir, d'amour.
— Je ne pourrai pas attendre, lui murmura Mathieu.
— Attendre quoi ? demanda-t-elle pour se raccrocher à ce bonheur furtif.
— Nos épousailles. Faut que je te prenne, là, maintenant.
Algonde sursauta.
— Mais on ne peut pas…
— Viens, supplia-t-il en lui saisissant la main.
Tandis que devant l'autel, Sidonie et Jacques s'embrassaient, unis pour le meilleur et pour le pire, elle se laissa entraîner discrètement, reculer dans la foule qui se referma sur leur passage et leur tressa un rempart.
L'aimait-elle assez pour le protéger malgré lui ? L'aimait-elle assez pour renoncer à lui, et en souffrir jusqu'au restant de ses jours ?
Au moment où il la pénétra d'un coup de reins à quelques toises seulement de la foule qui ovationnait les époux, cachés derrière une charrette, elle gémit un oui qui était autant de plaisir que de souffrance.
27
Ses jupons à peine rabaissés, Algonde s'était fondue à la foule des domestiques qui devaient assurer le service. De son côté, Mathieu avait rejoint son père pour trancher les miches et préparer les panières. Ils s'étaient séparés comme ils s'étaient aimés. Brusquement. Avec cette violence propre aux instants précieux parce qu'interdits. Sans un seul mot échangé.
La main sur le poing fermé de Jacques, Sidonie avait reçu l'hommage de leurs vassaux présents avant d'ouvrir le cortège. Précédés des hérauts, des ménestrels et des bouffons, ils longèrent les lices, pour permettre à leurs gens de les acclamer.
Sur leur passage, des pétales de fleur cascadaient des créneaux, relayant les hourras du petit peuple. Sidonie se rengorgea. Elle était heureuse. Le reste, tout ce reste qui avait fait de sa vie un cauchemar permanent, lui sembla, soudain, étonnamment dérisoire face à la promesse que venait de lui faire Jacques devant cette assemblée.
« Je te veux, Sidonie de La Tour-Sassenage, pour épouse, et m'engage à te protéger et à te chérir jusqu'à ce que la mort nous sépare. »
En retour, dans le secret de son âme, elle lui en avait consenti une autre, celle d'empêcher Marthe de lui faire du mal. Par tous les moyens. Le cœur battant de cette certitude, elle rayonnait.
Après avoir retrouvé avec plaisir son frère Hector et sa sœur Jeanne arrivés au matin, Enguerrand, troublé comme tant d'autres par la beauté de Philippine qu'il n'avait pas revue depuis cinq ans, s'était accordé le privilège de l'escorter. Philippine y avait consenti avec un réel plaisir. Au milieu des vassaux de son père, qui s'étaient empressés de lui présenter leurs hommages, Enguerrand était de loin le plus séduisant avec son visage carré aux traits réguliers, ses yeux noirs en amande et ses pommettes hautes. Ils avaient de nombreux souvenirs en commun qui dataient de l'époque où Enguerrand venait à la Bâtie avec sa mère rendre visite à Jeanne de Commiers. Ils les avaient évoqués le jour de l'arrivée du jouvenceau et se trouvaient inséparables depuis.
La parade achevée dans la bonne humeur avec les cabrioles et les jongleries des bouffons, le cortège se rabattit vers les tables recouvertes de nappes brodées
Weitere Kostenlose Bücher