Le Chant des sorcières tome 1
de ses fantasmes, de sa peur de demain, de ce poison, et que rien de tout cela, quand bien même cela lui avait semblé si réel, non rien de tout cela ne pouvait réellement advenir. Elle ne voulait pas de ce destin de sang et de haine. Elle voulait son amour, à lui, Mathieu, et, comme Sidonie ce jourd'hui, lui dire qu'elle l'acceptait de tout son cœur et de toute son âme comme unique époux jusqu'à ce que la mort les sépare.
Un chant liturgique s'éleva à la fin de la bénédiction nuptiale. Algonde entonna le refrain, répondant à la voix de fausset de Mathieu qui, sans gêne aucune, massacrait allègrement notes et paroles. Tant qu'on se retourna vers lui pour, d'un regard noir, l'enjoindre de se taire.
— Moi qui espérais rentrer dans les bonnes grâces de l'abbé, persifla-t-il en se penchant vers elle.
— Tais-toi donc, mécréant, lui intima Gersende en se retournant de trois quarts.
Il baissa aussitôt le nez sur ses souliers. Algonde aussi pour échapper au regard sombre de la Harpie qui, de même, les dévisageait sans complaisance.
Marthe ne chantait pas. Cette évidence replongea Algonde dans ses sombres pensées : « D'une seule note, la Harpie pourrait faire de toi son esclave. Si tu vois ses narines se coller soudain aux os de son nez, prends garde et bouche-toi les oreilles avant de détaler », l'avait avertie Mélusine avant de la quitter dans la crypte où elle l'avait ramenée.
Pourquoi jusqu'à présent la Harpie ne s'était-elle pas servie de ses sortilèges pour les détruire, elle et sa mère, puisque de toute évidence elle les détestait ? Était-ce parce que, malgré sa haine, elle avait conscience que Gersende était efficace dans sa gestion des domaines et qu'une autre aurait pu l'indisposer ? A moins qu'elle ne puisse utiliser ses pouvoirs aussi facilement qu'elle le voulait ? Et puis, pourquoi Mélusine n'avait-elle pas elle-même éliminé Marthe ? Ou l'inverse ? La raison en incombait-elle à leur immortalité respective qui ne pouvait être brisée que par cet enfant, ce galoup aux yeux d'azur qu'Algonde avait vu en prémonition ? Ou en existait-il une autre ? Qu'est-ce qui empêchait Marthe de se rendre dans les grottes ? La vouivre ? À moins qu'elle ne connaisse pas l'accès secret depuis la chambre. Et quand bien même. Si Marthe ne pouvait respirer dans l'eau, son immortalité la mettait à l'abri d'une noyade. Pourquoi n'avait-elle pas plongé dans les eaux du Furon ? Attendre la naissance de l'enfant, l'avènement de la prophétie, pour tuer tout le monde et régner. Tout cela paraissait à Algonde stupide. À la place de Marthe, elle aurait anticipé les événements, en assassinant toute descendance par exemple. Algonde demeurait persuadée que Mélusine lui cachait quelque chose d'essentiel. Mais quoi ? Et pourquoi ? Autre chose encore la rongeait : quel était son rôle, à elle, en vérité ? Amener l'enfant à Mélusine… Elle n'y croyait pas. Concevoir ce contrepoison, cette chose en elle chargée des pouvoirs conjoints de Mélior et de Mélusine, si indispensable à la protection de l'enfant ? Contre quoi ? La vouivre ? Absurde. Contre qui ? La Harpie ? Improbable, car en ce cas, qu'Algonde livre le nourrisson à Mélusine ou pas ne changerait rien pour lui. Et puis quand bien même. Cela n'allait pas. Certes, elle n'avait aucune éducation, hors de savoir lire et écrire, car, de mère en fille, elles s'étaient transmis ce privilège. Mais l'histoire, la géographie, les sciences, la philosophie, rien n'était venu développer son instinct, l'enrichir de connaissances. Il n'en restait pas moins qu'elle sentait les choses et ne manquait pas de jugement d'ordinaire.
Or la complexité de tout cela la paralysait. Les paroles mêmes de la prophétie l'interpellaient : « Le pouvoir des trois, du mal triomphera, et l'enfant né velu d'Hélène et d'un prince d'Anatolie, les Hautes Terres conquerra. »
Le pouvoir des trois. Les explications conjointes de sa mère et de la fée à ce sujet, si elles lui avaient semblé cohérentes sur le moment, la laissaient à présent perplexe. Si la Harpie, dont la prophétie ne parlait pas d'ailleurs, voulait s'approprier cet enfant tout comme Mélusine, c'était donc qu'il avait plus de pouvoir qu'on ne le lui avait dit. Cristallisait-il celui des trois sœurs ? Il eût fallu pour cela qu'il fût le descendant de Plantine par son père, le Turc. Or la prophétie parlait de l'Anatolie,
Weitere Kostenlose Bücher