Le Chant des sorcières tome 1
Était-elle condamnée à lui ressembler ?
En cet instant, rattrapée par tout ce qu'elle endurait depuis son premier plongeon, Algonde se dit qu'elle serait bien plus heureuse si Mathieu, blessé, ne pouvait plus manier les armes, et si Philippine ne revenait pas de cette folle équipée.
À peine avait-elle fini de le penser avec toute cette colère qu'elle ruminait que le grondement du torrent fut masqué par un hurlement en amont.
Un pan de tissu prisonnier d'un chardon qu'elle avait voulu enjamber entre deux pans de roche, elle ne put que pivoter du buste, assez pourtant pour voir l'épervier piquer sur la damoiselle de Sassenage, les serres en avant.
33
Algonde ne bougea pas. Prétexter la tenaille des piquants aurait été mentir. À la vérité, elle était pétrifiée. Avertie par le cri du soldat qui avait vu descendre le rapace en piqué, Philippine s'était aussitôt accroupie entre les rochers et les épineux, se couvrant le visage de ses mains, tandis que l'homme dévalait le dénivelé pour la protéger. En voyant le trait d'arbalète fendre l'air à quelques pouces du bec de l'épervier, Algonde comprit que depuis le promontoire où il s'était campé, le second garde s'apprêtait à tirer de nouveau. Simultanément elle se souvint que c'étaient ses noires pensées qui commandaient l'oiseau. Étouffant définitivement sa rancœur, la peur lui noua le ventre. Une peur panique, née de ce qu'elle était capable d'engendrer et de l'idée de perdre Philippine.
Jugulé plus sûrement par cette dernière évidence que par les flèches qu'il évitait miraculeusement, le rapace remonta en quelques secondes hors de vue et de portée. Le garde avait rejoint Philippine. Terrorisée, la jouvencelle refusait de lever la tête. Un profond sentiment de culpabilité inonda Algonde tandis qu'elle s'arrachait enfin à son immobilisme pour les rejoindre. Elle s'accroupit devant sa maîtresse.
— C'est fini, il est parti, murmura-t-elle sans se rendre compte qu'elle-même pleurait.
— Il vaudrait mieux regagner le château, damoiselle Philippine, suggéra l'homme, surveillant l'azur du coin de l'œil.
Philippine redressa le buste puis la tête.
— C'était celui de l'autre jour, n'est-ce pas ? demanda-t-elle d'une voix craintive.
— Qui peut savoir ? voulut la rassurer Algonde, mais le garde la coupa net :
— Le même assurément. Je l'ai vu les deux fois d'assez près pour le certifier. Il lui manque une griffe à la serre gauche.
Je croyais que le fauconnier s'en était occupé.
— Il n'a pu l'atteindre. À croire que cet animal est possédé du diable lui-même puisqu'il a disparu assez longtemps dans les montagnes pour se faire oublier ! Mais nous allons organiser une chasse, damoiselle, et je vous promets que nous l'aurons.
Aidée d'Algonde, Philippine se releva, rajusta son hennin sur sa tête puis lissa d'une main toujours tremblante les accrocs de ses vêtements. Bien que pâle encore et écorchée, elle avait repris de l'assurance.
— Rentrons, je me renseignerai pour trouver un passage plus praticable et nous reviendrons, lui promit Algonde, qui ne parvenait à se pardonner.
Sur son visage, des larmes de remords continuaient à couler, discrètes. C'est le doigt de Philippine sur leur sillon qui lui en fit prendre conscience. Si elle avait pu s'excuser sans devoir tout révéler !
— Je ne suis pas venue jusqu'ici pour renoncer, décida la jeune fille en lui souriant avec tendresse.
Elle tourna la tête vers le garde.
— J'étais tant impatiente tout à l'heure que l'idée ne m'a pas effleurée, mais quelques coups d'épée dans ces ronces seraient du plus bel effet, lieutenant.
— La prudence…
— Ne prêtez pas à cet oiseau plus d'intelligence qu'il n'en a. Il aura été abusé par la forme de ma coiffe qu'il aura prise pour une proie, voilà tout. Vous l'avez fait fuir. Il ne reviendra pas, j'en suis persuadée. Et quand bien même, d'ici vous le verriez arriver. Ouvrez-nous un passage jusqu'à la berge.
Il opina de la tête et tira son braquemart du fourreau.
Quelques minutes plus tard, congédié sur la rive boueuse et instable, l'homme regagnait son poste d'observation en s'aidant des racines déchaussées d'un aulne, et les deux jouvencelles se retrouvaient seules près de la falaise de granit. A son pied, au milieu du petit lac, le cratère formé par le dévidoir du torrent tourbillonnait plus fort que jamais.
Mathieu ne songeait plus
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