Le Chant des sorcières tome 1
ne soit perdu. Quant à sa dextre…
Algonde sursauta en reconnaissant la voix de la sorcière que, tout à son tourment et à celui de Mathieu, elle n'avait pas entendue revenir. Algonde tourna la tête vers elle. Gersende avait disparu avec Jean. Probablement dans la paneterie voisine, à en juger par le timbre assourdi de leurs voix. Elles étaient seules.
— … Des nerfs ont été sectionnés par l'impact des griffes entre le majeur et l'index. Serrer quelque chose lui sera désormais impossible, poursuivit la vieille femme en sortant de sa besace une gourde de peau.
Elle la lui tendit, un sourire bienveillant aux lèvres. Algonde répugnait à quitter Mathieu, mais la sorcière ne faisant pas mine de s'avancer davantage, elle prit appui sur le lit et se leva pour la prendre. À peine avait-elle fait un pas vers elle que la sorcière recula jusqu'à un des angles de la pièce en lui faisant signe d'approcher. Comprenant qu'elle voulait éviter que Mathieu ne les entende, Algonde la rejoignit sans hésiter.
— Ceci aidera à la cicatrisation et favorisera un état de léthargie réparateur. Tu en verseras une demi-cuillerée sur sa langue toutes les heures, nuit comprise, trois jours durant.
— Merci, murmura Algonde en empochant la potion, étonnée de sa voix si basse pour si peu de mystère.
La sorcière marqua un temps de pause, l'oreille tendue, puis, voyant que la jouvencelle s'apprêtait à s'en retourner, lui prit le bras pour la retenir.
— Je sais qui tu es, Algonde. Si tu veux qu'il vive, je te conseille de faire en sorte que l'épervier soit abattu, aujourd'hui même…
Algonde blêmit.
— Je ne vois pas…
— Le temps presse. On t'a menti. Fais ce que je te dis. L'épervier n'est immortel que par la croyance que tu en as. Si toi tu le condamnes, il mourra.
— Qui êtes-vous ? déglutit Algonde.
— Pas ici. Elle me sentirait. Chez moi. Quand tout sera rentré dans l'ordre.
— Qui,elle?
— La Harpie, chuchota encore la sorcière avant de la repousser d'une main ferme et de disparaître dans l'encadrement de la porte, sans se retourner.
Algonde demeura plantée de longues minutes, perplexe, angoissée. Puis Mathieu gémit en s'agitant sur sa couche et elle retourna à son chevet.
L'escouade qu'Algonde et Philippine avaient croisée en venant s'était constituée sitôt l'agression pour mettre fin aux agissements anormaux de l'animal. Apprendre qu'il s'était attaqué à sa fille quelques instants plus tôt n'avait fait que renforcer la détermination de Jacques de Sassenage. Quand bien même ils passeraient des jours entiers à le chasser, il fallait en terminer avec ce diable. Algonde ferma les yeux. Elle pouvait voir où ils étaient. Elle pouvait diriger l'animal sur eux. Mais en avait-elle envie ? Pouvait-elle être sûre de ce qu'on venait de lui dire ? La sorcière avait aidé sa mère à la mettre au monde. Mathieu était né de ses mains lui aussi et Algonde n'avait pas le souvenir qu'on lui ait imputé de méchantes actions, à l'inverse de cette autre, la Bérasse, qui faisait commerce de magie noire et avait fini lapidée par les habitants. Elle était morte déjà quand on l'avait attachée au bûcher. Algonde s'en souvenait. Elle avait dix ans à l'époque et, avec Mathieu, l'odeur des chairs brûlées les avait marqués. La sorcière était là, mêlée à la foule, à regarder les flammes lécher la Bérasse jusqu'à ce que le vent rabatte la fumée et disperse les badauds. Aucune autre depuis n'était venue s'installer dans la contrée. On y vivait paisible et plus vieux que dans d'autres, voisines. Algonde ne savait plus que penser. Visiblement la sorcière savait beaucoup de choses. L'avait-elle surprise avec Mélusine ? Comment connaissait-elle la véritable identité de Marthe ? Le fait qu'elle la craigne était en lui-même un argument en sa faveur. Son regard parcourut le visage bandé de Mathieu. Depuis qu'elle lui avait versé de la potion sur la langue, il paraissait détendu de nouveau. Elle se pencha sur ses lèvres et y déposa un baiser léger. Elle n'avait pas voulu cela. Elle n'avait rien demandé. Juste à un instant, au plus fort de sa peur, espéré qu'il se blesse pour qu'il prenne la mesure du risque auquel ce métier l'exposait. L'épervier n'avait rien compris. Rien. Était-il incontrôlable ?
Une main sur son épaule. Sa mère s'agenouilla à ses côtés.
— Il a attaqué l'œil en premier, comme ce fut le cas pour
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