Le Chant des sorcières tome 1
l'apostropha Mathieu de méchante humeur, comme elle franchissait la porte du donjon.
— Je te manquais donc ? le nargua-t-elle en dévalant les marches pour le rejoindre.
— M'en voudrais, tiens !
— Dans ce cas, tu n'as qu'à aller tout seul au moulin…
Il se dressa, les poings sur les hanches.
— Ah non, ce serait trop facile ! Je veux, je veux pas… J'en ai assez, damoiselle, de me laisser ridiculiser.
Algonde haussa les épaules, l'œil moqueur.
— Tu y arrives bien tout seul…
Avant qu'il ait trouvé à répliquer, elle gagnait le char à bœufs qu'il avait rangé à quelques pas de là et s'y installait.
— Rejoins-la donc, mauvaise graine, ou tu finiras par prendre racine avec ton air benêt, lui conseilla un passant.
— Tu ferais bien de l'écouter, renchérit Algonde du haut de son siège. Une averse est si vite arrivée…
Le souvenir de la farce dont il avait fait les frais ramena une bouffée de rage aux joues de Mathieu. Vengeur, il se hâta de grimper à la place du conducteur. Les rênes dans ses poings serrés, il cria pour faire avancer les bêtes avant de se détendre d'un coup. Le soleil était au zénith, et Algonde à ses côtés s'était mise à chantonner.
Ayant passé les deux tours portières, ils franchirent la cour extérieure, le corps de garde puis le pont-levis, bercés l'un et l'autre par la comptine que fredonnait Algonde. Ils parvinrent ainsi au pas lent des bœufs jusqu'au croisement de la route qui menait vers le moulin, le regard perdu l'une vers les champs de blé que des paysans achevaient de faucher en bras de chemise, l'autre vers le village dans la vallée.
— Qu'est-ce qu'il voulait, le cavalier ? C'est à cause de lui que notre dame est partie ?
Algonde fut sur le point de lui raconter pour la fille du baron mais se retint.
— En quoi ça nous regarde ?
— J'aime pas quand Marthe te met en peine.
— Ai-je l'air en peine ?
— Tu as pleuré.
Algonde tourna vers lui un visage surpris.
— Qu'en sais-tu ?
Il haussa les épaules.
— À la couleur de tes yeux. Elle a changé.
Algonde aurait bien aimé avoir un face-à-main pour le vérifier.
— Elle est comment ? demanda-t-elle, intriguée.
Il ne répondit pas. Il avait soudain l'air grave et triste.
— Elle est comment, la couleur de mes yeux ? insista-t-elle.
— Comme les eaux du Furon quand il se laisse avaler par la montagne. Comme les eaux du Furon quand il t'a avalée.
Algonde se figea. Curieusement, le timbre assourdi de la voix de Mathieu l'effraya.
— Que veux-tu dire ?
— Que tu avais les yeux couleur du Furon quand je t'ai ramenée sur sa berge.
Un silence pesant s'installa entre eux, ponctué du raclement des sabots des bêtes sur le sol caillouteux. Puis Mathieu ajouta :
— Tout à l'heure aussi tu t'es noyée, pas vrai ?
— Je me suis fait prendre par Marthe à espionner dame Sidonie.
Mathieu hocha la tête. Un pâle sourire éclaira ses traits.
— Un jour, je la tuerai, déclara-t-il froidement.
Algonde frissonna malgré la chaleur qui les accablait.
— Elle n'en vaut pas la peine, et puis j'étais dans mon tort. Je voulais savoir pour le cavalier… J'ai cru qu'on allait me punir et ma mère avec moi, que cette intrigante veut sûrement détrôner. Je me suis trompée. Dame Sidonie l'a emmenée et m'a promue chambrière du baron pendant son absence.
— Chambrière du baron ? sursauta Mathieu en la fixant d'un œil inquiet.
— Marthe n'était-elle pas verte de rage en partant ? J'aurais aimé m'en assurer, mais je m'évertuais…
— S'il te touche, lui aussi je le tuerai, jura le garçon, la foudroyant dans son élan.
— Qui me toucherait ?
— Le baron, tudieu ! Sa dame partie, il pourrait bien vouloir se contenter !
Algonde fronça les sourcils. Elle savait peu de chose de l'amour, n'ayant surpris, enfant, que les violences de son père sur sa mère lorsqu'il avait trop bu. Le baron n'avait pas l'air bien dangereux, à voir le bonheur qui brillait dans les yeux de Sidonie. Mathieu se faisait des idées ! Si elle avait couru le moindre danger, Gersende l'aurait prévenue.
— Je me garderai le plus loin possible de lui, affirma-t-elle pour le rassurer.
Il hocha la tête. Le moulin, dont les ailes tournaient avec lenteur et cadence, grossissait au bout du chemin. Un raclement de meule discret leur parvint.
— Tu ne veux pas me dire pour le cavalier ?
— J'ai promis de garder le
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