Le Chant des sorcières tome 2
peine leurs esquifs amarrés, ils avaient étalé sur des nattes d'ajonc et à même la plage le poisson frétillant retiré des filets. Un peu à l'écart de la jetée, profitant de l'affluence des matrones, des maraîchers avaient disposé à terre des jarres d'huile d'olive, et de hauts paniers emplis d'oranges, de citrons ou de légumes de saison cultivés dans les arrière-terres. Mounia aimait y faire son marché. Les embruns lui fouettaient le visage qu'elle portait naturellement haut et fier, et, malgré l'habitude, l'on continuait de se retourner sur son passage, tant sa beauté altière s'accordait mal à sa robe élimée. L'Égyptienne n'en avait cure. Elle était plus heureuse malgré sa pauvreté qu'elle ne l'avait été du temps de sa richesse.
Elle s'approcha d'une jatte, se saisit d'une pastèque et la soupesa pour s'assurer de son bon choix. Quelques minutes plus tôt, elle avait eu la chance d'enlever pour presque rien cinq belles dorades qui avaient souffert dans le filet et pourraient accorder à leur repas un peu de fantaisie. Elle tendit au marchand la monnaie qu'il réclamait, assortie d'un joli sourire. Comme chaque semaine, le vieil homme puisa de sa main épaisse une poignée d'olives et, l'œil chaleureux, la lui offrit à manger. Mounia en glissa une dans sa bouche pulpeuse, bien décidée à en user le goût jusqu'à ce que le noyau soit curé, et enferma les autres dans un carré de coton qu'elle ajouta à son panier.
Saluant quelques visages d'un hochement de tête, elle s'écarta de l'agitation que provoquait toujours la venue des marchands sur la plage. Dépassant le hameau composé d'une vingtaine de huttes, elle gagna le sentier qui remontait vers le promontoire déchiqueté offert à la Méditerranée.
Les mois passant, la vie s'était organisée autour du couple. Vivre en grand équipage comme Enguerrand l'aurait voulu pour elle aurait à coup sûr dilapidé très vite l'argent qui leur restait. Or, ils avaient besoin de liquidités pour voyager jusqu'en Égypte. Enguerrand aurait pu mettre sa lame au service des grands, mais il lui aurait fallu pour cela décliner ses nom et qualité, et il craignait que tôt ou tard, sa présence en Sardaigne ne soit signalée aux hospitaliers. Mounia lui avait bien objecté que Hugues de Luirieux avait probablement lâché prise, mais Enguerrand n'avait rien voulu entendre. L'acharnement de ce bougre lui avait paru en son temps suffisant pour se tenir sur ses gardes. Quittant la ville portuaire où ils avaient débarqué, ils avaient à pied longé la côte Est jusqu'à trouver ce petit village de pêcheurs à l'abri d'une crique. La défiance des habitants à l'égard des deux étrangers avait fini par s'émousser et seule une prudente réserve s'affichait encore dans le regard des plus anciens.
À leur arrivée au hameau, ils avaient trouvé à louer une chambre au bout des terres, chez une veuve de marin espagnol qu'une flopée de bambins criards et dépenaillés entourait. La femme, chaleureuse, vivotait de la fabrication de paniers et de bijoux en coquillages qu'elle allait vendre à dos de mulet sur le marché de la ville à une journée de voyage de là. Il n'avait fallu que quelques semaines pour qu'elle voue à Mounia et à Enguerrand une affection sincère. Avec Enguerrand qui le comprenait, elle échangeait en espagnol. Quelques mois plus tard, Mounia et le chevalier de Sassenage parlaient couramment le sarde qu'elle leur avait appris.
Désormais, il ne se passait pas un jour où leur amitié avec Lina ne grandît. Un après-midi où Mounia l'aidait à polir les nacres avec une peau sèche de congre, elle lui avait révélé les raisons pour lesquelles tous deux se cachaient. Lina avait hoché de la tête et soupiré :
— Il y a des jours où même Dieu est fatigué…
Rengaine qu'elle ressassait pour excuser la fatalité. Elle ne leur en avait jamais reparlé mais leur avait ouvert plus largement encore ses bras potelés.
Bien que protégée des vents hurlants par les hauts restes d'une ancienne tour de guet, la masure de Lina semblait vouloir se décrocher de ses fondations à chaque tempête. Il y en avait eu cinq vraiment inquiétantes depuis leur arrivée. Chaque fois le même rituel s'était produit. Ils s'étaient serrés les uns contre les autres, dans de vieilles couvertures, les six enfants au milieu, davantage par crainte de voir le toit s'envoler et l'un d'eux être entraîné que du froid qui les mordait. Pour
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