Le cheval de Troie
j’apercevais des milliers de casques à plumet pourpre, le bronze prenait des reflets rouge sang sous les rayons du soleil, la porte se dressait, imposante, au-dessus de moi.
Les fouets claquèrent. Les bœufs attelés au gros rocher qui soutenait la porte Scée beuglèrent en baissant la tête. Dans le fossé, on avait déjà mis de l’huile et de la graisse. Les bêtes avaient presque le mufle à terre. Très lentement la porte s’ouvrit, grinçant et grondant, tandis que le rocher glissait au fond du fossé. La porte elle-même parut plus petite et l’étendue de ciel et de plaine entre les remparts plus vaste. Le cri de joie qui jaillit de la gorge de milliers de soldats troyens couvrit le grondement que faisait entendre la porte en s’ouvrant pour la première fois depuis presque dix ans.
Je la franchis. J’étais dans la plaine et mes auriges me suivaient. Le vent me fouettait le visage, des oiseaux s’envolaient sous la voûte des cieux, mes chevaux dressaient les oreilles et galopaient en tendant leurs pattes fines. Nous allions enfin au combat !
À un quart de lieue de la porte Scée, je m’arrêtai et me retournai pour donner des instructions aux troupes : ceux qui étaient devant formaient une ligne droite, les chars au premier rang ; la garde royale de dix mille fantassins et mille chars constituait le centre de mon avant-garde. La manœuvre fut exécutée en bon ordre et rapidement, sans panique ni confusion.
Quand tout fut prêt, je fis volte-face pour contempler le mur étranger, érigé en travers de la plaine d’un fleuve à l’autre, isolant la plage grecque. Des milliers de points brillants étincelaient sur les gués de chaque côté du mur, tandis que les envahisseurs déferlaient dans la plaine. Je remis ma lance à Cébrion et ajustai mon casque, rejetant en arrière le plumet écarlate de crin de cheval. Mes yeux croisèrent ceux de Déiphobos, juste à côté de moi, puis j’embrassai du regard ce front qui s’étirait sur une demi-lieue. Mon cousin Énée commandait l’aile gauche et le roi Sarpédon l’aile droite. J’étais à la tête de l’avant-garde.
Les Grecs se rapprochaient. Le soleil se reflétant sur leurs armures paraissait plus brillant encore. Je plissai les yeux pour mieux distinguer l’ennemi qui se trouverait devant moi : serait-ce Agamemnon lui-même, ou bien Ajax, ou quelque autre de leurs héros ? J’eus un pincement au cœur : ce ne serait pas Achille. Puis je regardai à nouveau nos lignes et sursautai. Pâris était là ! Armé de son arc et de son carquois, il était à la tête des hommes de la garde royale qui lui avait été attribués autrefois, il y a très longtemps. Je me demandai à quelle ruse Hélène avait eu recours pour lui faire quitter ses appartements, où il était à l’abri du danger.
24
Récit de Nestor
J’adressai une courte prière au dieu des Nuées. J’avais participé à d’innombrables campagnes, cependant jamais je ne m’étais trouvé face à une armée comparable à celle de Troie. Et jamais jusqu’alors la Grèce n’avait enfanté une armée pareille à celle d’Agamemnon. Mon regard se porta sur la cime altière, perdue dans la brume, le lointain mont Ida et je me demandai si tous les dieux n’avaient pas quitté l’Olympe pour s’y installer et observer de là-haut la bataille. Elle méritait bien leur intérêt, cette guerre à une échelle que les simples mortels n’avaient jamais imaginée, pas plus que les dieux qui eux se contentaient de querelles intestines. Et s’ils s’étaient assemblés sur le mont Ida pour regarder, ils ne seraient pas alliés pour autant ; chacun savait qu’Apollon, Aphrodite, Artémis et leur clan avaient délibérément pris parti pour Troie, tandis que Zeus, Poséidon, Héra et Pallas Athéna soutenaient la Grèce. Impossible de deviner dans quel camp se trouvait Arès, le seigneur de la Guerre, car même si les Grecs avaient répandu son culte partout dans le monde, sa maîtresse, Aphrodite, défendait la cause troyenne. Héphaïstos, l’époux de cette dernière, était naturellement du côté des Grecs. Cela nous avantageait, car il surveillait la fonte des métaux. Ainsi nos armuriers bénéficiaient-ils d’une aide divine.
Si quelqu’un était heureux ce jour-là, c’était bien moi. Une seule chose gâchait mon plaisir : le garçon qui était près de moi s’agitait et rongeait son frein parce qu’il voulait être dans son propre char et
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