Le Chevalier d'Eon
comme en témoigne sa bibliothèque où l’on retrouve la plupart des ouvrages gynophiles. Il cultivait dans le secret de son cabinet le mythe de l’Amazone guerrière auquel ses écrits postérieurs et son comportement feront référence. Son contemporain Diderot ne dit-il pas dans son essai sur les femmes qu’il y a des hommes qui sont femmes et des femmes qui sont hommes ? Le chevalier était-il un homme qui se pensait femme ? une femme qui se pensait homme ? un androgyne ? Voltaire ne tarda pas à le surnommer « l’amphibie ».
Les crapauds en eau trouble
Quelques semaines plus tard, Morande débarque tout excité chez son ami d’Éon. Deux seigneurs inconnus de lui, et qui tiennent à garder leur incognito, les attendent dans un carrosse stationné au coin de la rue. Ils se disent prêts à acheter le libelle, mais ne veulent rien conclure avec Morande avant d’avoir parlé au chevalier. D’Éon se méfie. Ces prétendus seigneurs sont peut-être des aventuriers, des espions ou encore des policiers chargés de l’enlever lui aussi ; on n’est jamais trop prudent avec les amours des rois. Malgré les supplications de Morande qui risque de voir s’évanouir un joli magot, d’Éon refuse de rencontrer les deux visiteurs. Il le laisse partir après lui avoir vivement conseillé de songer à l’avenir de son épouse et de ses enfants.
Ce vieux routier des intrigues apprend bien vite que les deux compères chargés d’acheter le pamphlet ne sont autres que le duc de Brancas, comte de Lauraguais, et Pierre Augustin Caron de Beaumarchais. Le premier appartient à la plus haute noblesse et veut supprimer un libelle que prépare Morande contre lui, qu’il surnomme comte de Bracassé. Mais que vient faire le second, cet homme-orchestre, cet aventurier de génie ? Fils d’horloger, tout d’abord horloger lui-même, professeur de harpe de Mesdames filles de Louis XV, agent secret du roi, homme d’affaires redoutable, dramaturge à ses heures, on ne sait jamais ce qu’il cherche, ni ce qu’il mijote. D’Éon brûle de rencontrer cet être extraordinaire qui s’installe chez Morande, lequel se fait un malin plaisir de ne pas provoquer l’entrevue que souhaite son ami le chevalier. Morande sait trop bien que d’Éon risquerait de renverser la situation à son avantage, comme en témoignent deux lettres du pamphlétaire. La première peut être datée de l’arrivée de Beaumarchais à Londres {154} :
«Je vous souhaite bien le bon soir, lui dit Morande. J’ai un rhume affreux. J’ai Beaumarchais en main ; c’est un homme adorable. [...] Il écrit si joliment que j’ai envie de me pendre. Jamais Voltaire n’approcha de son style vous en jugerez demain. Je vous porterai le tout. » Sans doute le chevalier insista-t-il auprès de Morande qui lui adressa cette réponse ambiguë.
« Mon cher maître,
M. de B[eaumarchais] jusqu’à jeudi au soir ne quittera pas ses pantoufles, ayant beaucoup à s’occuper de ses affaires, ce qui est la cause de ses réticences continuelles pour voir du monde ; désirant beaucoup de vous connaître il m’a promis d’aller chez vous, mais chaque fois que je l’ai pressé, son travail est devenu une excuse que je ne puis combattre avec avantage, ne le voyant jamais qu’occupé. Samedi dernier, j’oubliai net de vous répondre et je vous en demande bien pardon. Hier, j’espérais vous voir. N’étant pas venu, je vous annonce une supercherie qui est tout ce que je puis faire : c’est de vous faire souper jeudi au soir ensemble sans vous prévenir en apparence et en vous prévenant tous les deux. Vous êtes gens d’esprit ; vous vous arrangerez. Quant à moi, je ne puis que vous appareiller une rencontre. Je suis rebuté de m’engager pour tel ou tel jour et d’avoir toujours long bec. Si vous étiez venu hier vous n’auriez pas dîné ensemble par la raison toute simple qu’il n’est pas sorti de sa chambre avant huit heures du soir. Voilà sa vie, ce qui joint à la tête que vous lui connaissez, ne donne pas beaucoup de facilité à le vaincre et à le dissiper. Si vous êtes ce soir à Marylebone {155} , n’ayez pas l’air de le connaître à l’abord, mais joignons-nous ; il y sera avec moi. Et je vous promets de lever toutes les difficultés que son amour pour le travail et sa paresse pour sortir ont fait naître. Je vous souhaite le bonjour et suis bien sincèrement votre affectionné... »
La
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