Le Chevalier d'Eon
proposition resta lettre morte. Quelques jours plus tard, Beaumarchais repartit pour la France. Morande feignait d’être navré que la rencontre n’eût pas eu lieu : « Il m’a chargé, disait-il, de vous faire mille remerciements de votre lettre, en ajoutant qu’il vous doit ces remerciements de plus longue date, ayant reçu à Paris par la petite poste cette même lettre avec un billet écrit de la main gauche qui lui faisait compliment sur son courage et lui disait que cet envoi était un hommage dû au seul homme qui eût montré de la fermeté dans le pays de l’esclavage. Il se flatte que vous lui accorderez la permission de vous voir à son retour. Mon message fait, je suis bien fâché de n’avoir pas pu réussir à vous mettre ensemble plus tôt ; les obstacles se sont succédés et quoique accidentels tous (au moins à ce que j’ai vu et à ce que je crois très fermement), ils m’ont privé du plus grand plaisir que je pusse avoir. »
En réalité Morande se félicitait d’avoir écarté un personnage aussi redoutable que le chevalier, lequel apprit bientôt que les deux compères avaient conclu un contrat mirifique en faveur maître chanteur moyennant la destruction des deux libelles : il touchait 1 500 louis comptant, 4 000 livres de pension sur sa vie et 2 000 livres de pension à vie pour sa femme s’il venait à mourir ! D’Éon félicite Morande non sans ironie, insinuant qu’il était sot de ne pas avoir exigé une pension pour ses enfants légitimes et bâtards, son chien et son chat.
Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsque Morande vint lui demander par quel moyen faire disparaître les six mille exemplaires des Mémoires d’une fille publique ! En brûlant ceux du comte de Lauraguais dans une cour, lui et ses compères avaient failli mettre le feu aux maisons de Lincoln Square ! Bon prince, d’Éon lui conseilla de louer pour une nuit un four à briques à un mile de Londres pour faire un feu de joie sans danger. Ainsi fut fait.
Pendant que le duc de Brancas et Beaumarchais prennent joyeusement la route de la France, d’Éon fait ses comptes qui ne sont guère brillants. En pensant que ces tractations coûtent la bagatelle de 154 000 livres au trésor royal alors que lui, d’Éon, aurait négocié l’affaire pour 1 000 livres au maximum, il enrage, mais il préfère dire puisqu’on a fait fi de ses propositions, qu’« il avait cru devoir laisser les crapauds nager en eau trouble {156} ».
Chapitre VII Dans la barque de Caron
D epuis plusieurs mois d’Éon s’inquiétait. La manière dont il avait été tenu à l’écart des dernières négociations l’avait profondément blessé. Depuis l’été de 1773, il n’avait pas reçu d’ordre du comte de Broglie. Afin de satisfaire aux vœux du duc d’Aiguillon, Premier ministre de fait sans en avoir le titre, Louis XV avait exilé le chef du Secret dans son château de Ruffec. D’ailleurs le Secret ne signifiait plus grand-chose ; dans la plupart des chancelleries européennes, on avait réussi à déchiffrer cette fameuse correspondance et le roi ne semblait pas s’en soucier. L’avenir du chevalier était de plus en plus compromis. Il voulait rentrer en France, mais ses erreurs passées l’en empêchaient. Alors qu’il cherchait désespérément le sésame libérateur, une nouvelle imprévue fondit sur lui : Louis XV était mort de la petite vérole le 10 mai 1774, après seulement quelques jours de maladie. Qu’allaient devenir les agents de la diplomatie parallèle si son successeur renonçait à son existence ?
L’Amazone blessée
On dépêcha à Londres le marquis de Prunevaux, capitaine au régiment de Bourgogne-Cavalerie, pour conduire cette négociation. Celui-ci devait remettre au chevalier un sauf-conduit en même temps qu’un billet par lequel le comte de Broglie l’exhortait à se soumettre de bonne grâce et avec reconnaissance aux volontés du roi. « En mon particulier, concluait l’ex-ministre secret, je suis charmé d’avoir pu contribuer à vous procurer une retraite aisée et honorable dans votre patrie »
D’Éon reçut aimablement M. de Prunevaux, mais lorsque celui- ci lui fit part de la décision et des offres du comte de Vergennes, le chevalier lança feu et flammes. Quoi ! Traiter ainsi un ancien ministre plénipotentiaire ! Était-ce là la récompense des pertes et des disgrâces qu’il avait subies au service de Sa défunte
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