Le Chevalier d'Eon
». Rien que pour ce dernier article, il ne lui revenait pas moins de 100 000 livres ! Le plus baroque venait ensuite. M. d’Éon se croyait en droit de percevoir une indemnité de 6 000 livres pour un diamant de cette valeur qu’il aurait dû recevoir du prince Poniatowski,
« Plus, continuait-il, M. le comte de Guerchy a détourné le roi d’Angleterre de faire à M. d’Éon le présent de mille pièces qu’il accorde aux ministres plénipotentiaires qui résident à sa cour, ci 24 000 livres.
« Plus, n’ayant pas été en état, depuis 1763 jusqu’en 1773, d’entretenir ses vignes en Bourgogne, M. d’Éon a non seulement perdu mille écus de revenu par an, mais encore toutes ses vignes, et croit pouvoir porter cette perte à la moitié de la réalité, ci 15 000 livres.
« Plus, pour nombre de papiers de famille perdus par Hugonnet lors de son arrestation, ci 27 000 livres. » Etc., etc.
Le total du compte se montait à 318 477 livres et 16 sols ! Outre cela, le chevalier demandait que la pension de 12 000 livres que lui offrait le ministère fût convertie en contrat de rente viagère de même somme sur l’Hôtel de Ville de Paris ou sur le Clergé. Sage précaution, pensait-il, pour en garantir le paiement. «Timeo Danaos et dona ferentes ! » s’était-il écrié.
Lorsqu’il présenta son compte au marquis de Prunevaux, celui- ci leva les bras au ciel :
« Mais c’est monstrueux !
— Monstrueux pour vous, répliqua d’Éon. Pour vous qui parlez toujours en écus là où on ne parle que guinées ; monstrueux dans votre pays natal du Morvan où un cheval coûte deux louis, un bœuf dix livres et un âne un écu... Mais pour moi, je suis à Londres depuis treize ans ! Et un dindon y coûte six livres ! Sans être rôti ! »
Deux « animaux extraordinaires »
Lequel des deux compères provoqua la première rencontre ? La version du chevalier et celle du dramaturge sont bien différentes. D’Éon n’a jamais raconté qu’il avait tenté de rencontrer Beaumarchais lorsque celui-ci était venu négocier avec Morande le rachat de son pamphlet contre Mme du Barry. Dans une longue lettre adressée à Vergennes le 27 mai 1776 et que nous reproduirons intégralement plus loin, il laisse entendre que c’est Beaumarchais qui lui fit des offres de service de la part du ministère. « Semblable à un noyé que le feu roi et son ministre secret, par des raisons d’une sublime politique, ont pour ainsi dire abandonné au torrent d’un fleuve empoisonné, je me suis un instant accroché à la barque de Caron, comme à une barre de fer rouge {168} ... » D’Éon évoque ce premier tête-à-tête avec lui comme une inéluctable fatalité : deux aventuriers aussi proches que dissemblables lui paraissaient destinés à se connaître. «Nous nous vîmes tous deux, notera-t-il, conduits sans doute par une curiosité naturelle aux animaux extraordinaires de se rencontrer. »
Cependant si l’on en croit Beaumarchais, c’est d’Éon qui força sa porte :
« Pendant que je travaillais jour et nuit à Londres, écrit-il, cet infortuné, apprenant que j’y étais, est accouru chez moi. Je ne recherchais son amitié ni sa confiance. Il est venu me prier d’accepter l’une en me forçant d’être dépositaire de l’autre.
« Lorsque je l’ai eu bien assuré que je n’avais nulle mission qui eût rapport à lui, il s’est vivement affligé que je n’eusse pas été chargé de négocier avec lui son retour en France. “Il y a longtemps, dit-il, que je serais rendu à ma patrie et que le roi aurait reçu tous les papiers importants relatifs à la confiance de Louis XV, et qui ne doivent pas rester en Angleterre.” Il m’a fait voir sa correspondance avec M. de Broglie et M. de Vergennes et, sa confiance n’ayant plus de bornes, il m’a prié de le mettre aux pieds de M. le prince de Conti, et d’engager ce prince à le servir auprès de Votre Majesté »
Beaumarchais est désormais l’objet de tous les soins de la part du chevalier. Il l’appelle tendrement son « ange tutélaire », lui offre son portrait, lui fait livrer une édition complète de ses Loisirs en treize volumes magnifiquement reliés, tâche de l’apitoyer sur son sort, lui avoue en pleurs qu’il n’est qu’une faible femme sans défense, et pour lui donner une preuve de confiance, lui raconte l’histoire des papiers d’État dont il
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