Le Chevalier d'Eon
est dépositaire, et les offres auxquelles il a résisté. D’Éon lui fait clairement comprendre qu’il veut rentrer en France, libre et lavé de toutes les inculpations qui pèsent sur lui ; il voudrait même qu’il fut reconnu que le comte de Guerchy a voulu le faire assassiner ; il réclame des compensations pécuniaires substantielles ; enfin il souhaite que son état de femme soit officiellement reconnu. Il raconte à Beaumarchais l’histoire qu’il tente de faire accréditer : seule la volonté paternelle l’a obligé à se faire passer pour un garçon. Il est ainsi parvenu à se comporter comme un officier dont la valeur a été reconnue par ses chefs. Néanmoins, il laisse entendre que lorsque le prince de Conti l’a engagé au service du Secret du roi, il savait qu’il n’était pas du sexe auquel on le croyait appartenir. Beaumarchais a-t-il réellement cru ce roman ? Cet homme si doué pour l’intrigue, rompu à la feinte et à la ruse, expert reconnu du beau sexe, libertin cynique, sceptique invétéré, jouisseur impénitent, le railleur le plus redouté de son temps, le père de Figaro a-t-il réellement fini par prendre un capitaine de dragons de quarante-sept ans pour une fille d’Ève ?
En tout cas d’Éon joue son rôle à la perfection : « Je confesse avec plaisir, quoique avec douleur, la honte et les larmes que l’aveu et la déclaration de ma propre faiblesse m’ont arrachées », lui écrit- il ; «je vous ai découvert le secret de mon sexe », ajoute-t-ilIl feint si bien de se laisser toucher par le récit de ses malheurs qu’à peine rentré dans son bureau, il plaide la cause de l’infortunée auprès du roi : « Quand on pense que cette créature tant persécutée est d’un sexe à qui l’on pardonne tout, le cœur s’émeut d’une douce compassion. [...] J’ose vous assurer, Sire, qu’en prenant cette étonnante créature avec adresse et douceur, quoique aigrie par douze années de malheurs, on l’amènera facilement à rentrer sous le joug, et à remettre tous les papiers relatifs au feu roi à des conditions raisonnables. Cette malheureuse femme m’a fait une véritable compassion, car elle eût cru m’insulter en ne me faisant qu’une demi-confidence. S’il faut l’en croire, le roi d’Angleterre l’a fait assurer, ces jours derniers, qu’il appuierait la demande qu’elle fait de prendre congé comme plénipotentiaire.
« Je lui ai beaucoup observé que la décence politique me paraissait un obstacle invincible à cette prétention et que, devant renoncer pour jamais à toute carrière virile, il devait lui suffire d’être parfaitement justifiée de tous les torts qu’on lui avait imputés, pour rentrer en France sous les habits de son sexe. À la manière dont elle m’a écouté, j’ai entrevu que le succès de son retour dépend absolument de l’habileté du négociateur qu’on y enverra. »
Aussi bon comédien que le chevalier, Beaumarchais a sans doute feint de le prendre pour une femme, afin d’en faire une proie plus facile dans les négociations à venir. On s’étonnera plutôt de la candeur avec laquelle son ami Gudin, qui l’accompagnait dans ce voyage et qui raconte les infortunes de cette «femme intéressante ».
« Cette femme qui avait perdu sa jeunesse, flétri ses charmes dans des occupations militaires, dissipé sa vie sans connaître l’amour, l’amitié, la maternité, car elle avait été réduite à vivre avec assez d’austérité au milieu de la licence des camps et des corps de garde, pour que son sexe n’y fut pas soupçonné, écrit-il ; cette femme pouvait-elle reprendre la modestie, la modération, les habitudes tranquilles qu’elle n’avait jamais connues ? [...] Vivre en homme et se faire respecter par les armes était le seul dédommagement qu’elle eût du sacrifice de toutes les affections de la nature, qu’elle avait immolées pour obtenir des honneurs virils » D’Éon avait même exhibé aux yeux du brave Gudin ébahi ses jambes couvertes de cicatrices, « restes de blessures qu’elle avait reçues lorsque, renversée de son cheval tué sous elle, un escadron lui passa sur le corps et la laissa mourante dans la plaine {169} ».
La transaction
Au mois de juin 1775, Beaumarchais repart et obtient un rendez-vous de Vergennes. Après lui avoir rendu compte de sa mission concernant les pamphlets imprimés non plus contre Mme du Barry, mais
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