Le Chevalier d'Eon

imposer, pour l’entière exécution de sa commission, toutes les conditions que sa prudence lui suggérera, Sa Majesté voulant bien, à cet égard, s’en rapporter à ses lumières et à son zèle. [...]
    « À Versailles, le 25 août 1775 {172}   »
    Le chevalier redoutait de devenir le jouet de Beaumarchais dont les pouvoirs, on le voit, étaient fort étendus. Mais seul ce diable d’homme pouvait lui permettre d’obtenir ce qu’il souhaitait. Moyennant la restitution de ses papiers, on lui promettait une rente de 12 000 livres annuelles comme il le souhaitait ; le montant des dettes du feu roi à son égard devait être revu, à la baisse évidemment ; enfin il devait recevoir des mains de Beaumarchais un sauf- conduit pour rentrer en France, signé et daté du souverain. Une autre condition lui était imposée : l’obligation de porter désormais les habits de son sexe. Dès lors que le chevalier d’Éon se disait femme, il ne devait reparaître en France que sous des vêtements féminins. Louis XVI ne pouvait tolérer qu’un personnage aussi célèbre s’exhibât dans son royaume sous un travesti condamné par la morale. Quand Beaumarchais aborda ce sujet, le chevalier, qui ne s’y attendait guère, poussa les hauts cris et se mit à jurer « comme un estafier allemand   ». Mais il eut beau tempêter, supplier, protester, se prévaloir de ses grades militaires, rien n’y fit : ou il adoptait définitivement le costume féminin, ou il renonçait pour toujours à remettre les pieds dans sa patrie. Cruel dilemme. Conscient toutefois qu’il ne pouvait résister davantage sans éveiller des soupçons sur son véritable état-civil, il finit par céder, victime de sa propre supercherie. En espérant que cette exigence resterait purement platonique, et qu’avec le temps, tout finirait par s’arranger.
    En attendant la conclusion de tous ces accords, Beaumarchais exigea la livraison des documents : « Elle me conduisit chez elle, raconte Beaumarchais, et tira de dessous son plancher cinq cartons bien cachetés et étiquetés Papiers secrets à remettre au roi seul, qu’elle m’assura contenir toute la correspondance secrète et la masse entière des papiers qu’elle avait en sa possession. Je commençai par en faire l’inventaire et les parapher tous, afin qu’on n’en pût soustraire aucun ; mais pour m’assurer mieux que la suite entière y était contenue, pendant qu’elle écrivait l’inventaire, je les parcourais tous rapidement   » C’est alors, et alors seulement – on ne prend jamais assez de précaution – que Beaumarchais remboursa sa créance de 100 000 livres à lord Ferrers, qui lui remit en échange les billets souscrits par le chevalier d’Éon.
    Cela se passait le 5 octobre 1775, jour anniversaire de la naissance du chevalier. Un mois plus tard, le 4 novembre, le traité officiel passé entre l’envoyé spécial du roi de France et le chevalier d’Éon, entièrement rédigé de la main de Beaumarchais, était signé des deux parties. Comme le principal intéressé y abdiquait solennellement son nom et son sexe pour ne plus s’appeler désormais que Mlle d’Éon, il fut décidé d’un commun accord de l’antidater au 5 octobre, afin de lui conférer symboliquement les qualités d’un acte de baptême.
    Conclu entre Pierre Augustin Caron de Beaumarchais, chargé spécialement des ordres particuliers du roi de France et demoiselle Charles Geneviève Louise Auguste André Thimothée d’Éon de Beaumont, ce contrat long de plusieurs pages, intitulé « T RANSACTION   », a tout l’air d’une comédie. On s’amusera des noms de code de la correspondance secrète   : l’Avocat (le roi), le Substitut (le comte de Broglie), le Procureur (M. Tercier), le Mielleux (le duc de Nivernais), l'Amer (le duc de Praslin), le Lion rouge ou Porcelaine (le duc de Choiseul), le Novice, Bélier ou Mouton cornu (le comte de Guerchy), l’Intrépide ou Tête de Dragon (le chevalier d’Éon), etc. On y voit Beaumarchais exiger, au nom du roi, « que le travestissement qui a caché jusqu’à ce jour la personne d’une fille sous l’apparence du chevalier d’Éon cesse entièrement. Et sans chercher à faire tort à C.G.L.A.A.T. d’Éon de Beaumont d’un déguisement d’état et de sexe dont la faute tout entière revient à ses parents, rendant même justice à la conduite sage, honnête et réservée, quoique mâle et vigoureuse, qu’elle a toujours tenue sous ses