Le Chevalier d'Eon
regards étaient fixés sur lui. Il faisait figure de curiosité, voire de monstre. Il tint son rôle de soudard en dentelle comme il convenait. Sans nul doute le roi et la reine lui adressèrent la parole. Mais il est peu probable que le chevalier ait rapporté avec exactitude sa conversation avec Marie-Antoinette que nous avons déjà citée {227} .
Les gazettes se firent un devoir et une joie de commenter l’étrange apparition de Mlle d’Éon. Tous les avis concordaient : on ne pouvait pas prendre pour une femme ce personnage, qui avait l’apparence d’un hideux travesti. Sa démarche incertaine sur des souliers pointus, ses bras velus et musclés, ses gestes brusques, ses cheveux noirs coupés en rond sous un pouf emplumé, sa barbe noire affleurant sous la poudre et le rouge, tout son extérieur démentait son vêtement. « Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus indécent que Mlle d’Éon en jupes », notait le baron Grimm. Dans la belle robe de Mlle Bertin, d’Éon avait encore plus l’air d’un homme depuis qu’il était femme.
La singularité de Mlle d’Éon piqua la curiosité de la cour et de la ville. On courut partout pour la rencontrer, aux spectacles, aux promenades, à Versailles comme à Paris. La prétendue demoiselle continuait d’étonner et jouissait de la surprise qu’elle causait. On s’arrachait sa présence dans les soupers et dans toutes les réunions mondaines. Un certain chevalier de Malte, le sieur Leblanc, gros automate et parasite des tables de financiers, lui servait de chaperon et de secrétaire. Il l’accompagnait partout et se goinfrait tandis qu’elle parlait. La chevalière se prêtait de bonne grâce à toutes les invitations. Elle paraissait souvent en robe noire, comme « veuve du Secret de Louis XV », la gorge couverte jusqu’au menton, le chef coiffé d’une toque également noire à la manière des dévotes. Elle sautait lestement d’un carrosse, montait les escaliers quatre à quatre, s’asseyait les jambes écartées, se frappait les cuisses en entendant un bon mot et conservait les propos d’un grenadier. D’Éon avait toujours aimé les provocations. Celle-là était réellement formidable.
« Ma vie est devenue si agitée qu ’ elle est pire que celle d ’ un galérien ; on ne me laisse pas le temps de dormir, écrit Mlle d’Éon à un ami anglais. Les dames m’usent la peau des joues à force de me baiser et de me caresser et les hommes depuis les plus grands jusqu’aux plus petits, soit par curiosité ou jalousie, voudraient à force de dîners et de soupers m’accabler d’indigestions si je n’avais la prudence anglaise de discerner les amis d’avec les curieux. Ce qu’il y a d’accablant pour moi est la multitude de questions que les hommes me font et surtout nos dames de la cour et de la ville. Elles sont si multipliées et si rapides dans leurs demandes qu’elles me font toutes à la fois que je ne réponds plus qu’à la dernière question qui m’est faite par la plus jolie femme {228} ». Un soir un jeune seigneur lui demanda si elle savait filer et coudre. « Non, lui dit-elle, M. le marquis, je ne sais que découdre et enfiler. » Et l’aimable assemblée de l’applaudir pour la plus grande confusion du blanc-bec. L’abbé Sabatier de Castres lui consacrait un article dans sa nouvelle édition des Trois Siècles. On s’arrachait son image chez Le Tellier, le grand marchand de gravures parisien. Curtius lui demandait de poser pour lui afin de la présenter dans sa galerie d’hommes et de femmes célèbres en cire au Palais-Royal.
D’Éon était en même temps accablé de lettres, de vers et d’épîtres de toutes sortes sans compter les pressantes sollicitations des abbés et des abbesses, lesquels souhaitaient son entrée au couvent pour donner enfin un sens à sa vie et l’aider à préparer son salut. « Bientôt, ils me partageront ainsi que les puissances du nord ont partagé la Pologne », ricanait-il. Mais d’Éon n’avait pas la moindre envie de mettre une grille entre le monde et lui. Depuis qu’il était en France, il revivait malgré son accoutrement féminin auquel il ne s’habituait guère. « Depuis que j’ai quitté mon uniforme et mon sabre, je suis aussi sotte qu’un renard qui aurait perdu sa queue 4 », gémissait-il.
D’Éon intriguait tout ce que la France comptait d’hommes et de femmes illustres. Voltaire rêvait de voir ce phénomène, cet
Weitere Kostenlose Bücher