Le Chevalier d'Eon
amphibie comme il l’appelait. Pendant le séjour du chevalier-chevalière à Tonnerre, le patriarche de Ferney avait espéré qu’il lui ferait visite dans sa retraite. Depuis lors il en attendait des nouvelles et s’interrogeait, lui aussi, sur la nature de son sexe. «Je ne puis croire que ce ou cette d’Éon, ayant le menton garni d’une barbe noire très épaisse et très piquante, soit une femme, écrivait-il. Je suis tenté de croire qu’il a voulu pousser la singularité de ses aventures jusqu’à prétendre changer de sexe, pour se dérober à la vengeance de la maison de Guerchy, comme Pourceaugnac s’habillait en femme pour se dérober à la justice et aux apothicaires. Toute cette aventure me confond. Je ne puis concevoir ni d’Éon, ni le ministère de son temps, ni les démarches de Louis XV, ni celles qu’on fait aujourd’hui. Je ne connais rien à ce monde »
On avait généralement beaucoup de mal à croire que d’Éon était une femme et on cherchait la cause de cette incroyable métamorphose. L’affaire Guerchy était avancée comme l’argument le plus plausible. Le bruit courait que la comtesse de Guerchy était intervenue auprès du roi ou de Maurepas pour éviter un duel entre son jeune fils et le chevalier. La lame de d’Éon passait pour redoutable et le petit Guerchy risquait bien de se faire tuer pour venger l’honneur de son père. Les partisans de Mlle d’Éon pensaient que le roi et ses ministres n’auraient jamais toléré pareille mascarade s’ils n’avaient été sûrs de ce qu’ils exigeaient. Ceux qui avaient vécu en Angleterre et les Anglais estimaient que d’Éon était bien une fille. Étaient-ils influencés par les procès et les campagnes de presse ? On ne sait, mais ils le croyaient à l’instar de Keate, familier du chevalière à Londres et ami de Voltaire toujours curieux d’en savoir davantage sur « l’amphibie ». « Il possédait, lui dit-il, des talents extraordinaires, un génie bien cultivé et orné avec toute sorte d’érudition, comme ses écrits l’ont bien prouvé, un esprit brillant, accompagné d’une gaieté du cœur qui le faisait goûter et rechercher par tout le monde [...]. J’ai eu depuis bien des années le plaisir de le connaître intimement, et je puis vous assurer que cette connaissance m’a fait estimer son cœur, autant que j’ai estimé ses talents.
« Vous n’ignorez pas non plus que depuis quatre ou cinq ans, il a été question de son sexe. Quelques-uns de ses amis ont eu leurs soupçons là-dessus bien du temps, mais les arrangements qu’il vient de faire avec la cour de France ont éclairé le monde à l’égard de ce sujet. De sorte qu’il n’en est plus question aujourd’hui, et nous ne parlerons plus à présent du chevalier d’Éon que sous le titre de Mme de Beaumont. J’ai été réjoui de la voir enfin dans son appareil féminin, et de voir le guerrier et le politique déposer ses lauriers, pour exciter encore notre respect par des [sic] nouveaux attraits. Vous croiriez comme moi que toutes les femmes de l’Europe doivent lui ériger un autel pour avoir tant fait pour l’honneur de son sexe. Elle leur a franchi des [sic] nouvelles routes à la Renommée, en les [sic] prouvant qu’il leur est possible de cultiver tous les arts de la politique, d’acquérir la gloire des conquérants, et de soutenir la Vertu au milieu des plus grandes tentations »
On trouve ainsi sous la plume de Keate le thème de la femme héroïque qui s’est élevée au niveau de l’homme, thème cher aux pionniers d’une sorte de féminisme qui sera ultérieurement exploité par d’Éon.
Grandeur et misère d’une fille chaste
La célébrité de la nouvelle chevalière était telle, son verbe si haut et sa conduite si peu conforme à son état que Vergennes jugea bon de l’envoyer apprendre les bonnes manières chez M. Genet, premier commis des Affaires étrangères, père de Madame Campan et de Madame Auguié, toutes deux femmes de chambre de la reine. Assez gêné par cette pensionnaire d’un genre très particulier, le collaborateur du ministre décida de l’appeler « my dear friend » évitant ainsi toute hésitation entre l’emploi du masculin et du féminin. Ses très nombreux correspondants adressaient cependant leurs lettres à «Mlle ou à Mme d’Éon » et lui donnaient souvent du « chère héroïne ».
Le chevalier-chevalière restait une curiosité. Le fréquenter
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