Le Chevalier d'Eon
nuire à vos bienfaiteurs. Il me suffît de vous en ôter le crédit en vous : faisant connaître : ma lettre à M. le Comte de Vergennes et la réponse de ce ministre que je vous envoie prouveront à chacun que ma justification est le seul objet que j’ai sollicité. Qu’un ménagement si peu mérité vous fasse rentrer en vous-même et vous rende au moins plus modérée, puisque mes services accumulés n’ont pu vous inspirer ni justice, ni reconnaissance. Cela est essentiel à votre repos ; croyez en celui qui vous pardonne, mais qui regretterait infiniment de vous avoir connue, si l’on pouvait se repentir d’avoir obligé l’ingratitude même ». Et Beaumarchais de publier ces trois lettres dans le Courrier de l’Europe.
Le sang du chevalier-chevalière ne fit qu’un tour ; il trempa une fois de plus sa plume dans l’encre la plus noire pour confondre son ennemi auprès du ministre. C’est une fois de plus une lettre-fleuve qu’il adressa à Vergennes le 20 janvier 1778.
« Quoique je sache mon Beaumarchais par cœur, j’avoue, Monseigneur, que son imposture et la manière dont il s’y prend pour l’accréditer m’ont encore étonnée. Que veut dire cet homme par l’emphase avec laquelle il relève ses prétendus services ? Eh ! quels sont donc ceux qu’il m’a rendus ? Serais-je assez malheureuse pour que l’intérêt que vous avez daigné prendre à ma position fût tout entier le fruit de la sublime éloquence du sieur Caron ? [...) Que dois-je au sieur Caron ? Arrivé à Londres sur les dispositions favorables que vous aviez prises à mon égard, qu’a-t-il fait ? Chargé de pleins pouvoirs du roi et de vos instructions, il s’est conduit avec un pair et amiral d’Angleterre {229} , mon créancier, de manière à me faire rougir pour mon pays. Jamais la lésine, les petits manèges des plus plats usuriers n’ont été employés aussi scandaleusement. Son portefeuille plein de lettres de change, il a payé au nom de l’État une dette sacrée, avec des billets à six, douze, dix-huit mois, et même vingt-quatre d’échéance ; il a pris un escompte de sept pour cent, il a demandé quittance d’une somme plus considérable que celle qu’il avait donnée et il a, sur sa parole d’honneur, escroqué environ 233 louis à ce même pair mon ami, lord comte Ferrers.
« Pour ce qui me concernait personnellement, dès qu’il m’a vue incapable de me prêter à son infâme projet de gagner de l’argent au moyen des polices d’assurance sur mon sexe, il semble qu’il ait voulu essayer jusqu’à quel point il pourrait pousser la vilénie, l’indiscrétion, l’insolence et la crapule. Grâce à ses airs, à ses ruses, à ses infidélités, à ses sales liaisons avec Morande, auteur du Gazetier cuirassé et des Mémoires de Madame la comtesse du Barry, mon exil a été prolongé pendant plus de deux ans. Il a abusé de ma procuration, manqué à ses paroles d’honneur comme à ses écrits. Ne pouvant me rendre malhonnête, il a essayé de me tourner en ridicule en publiant par tout Paris qu’il devait m’épouser après que j’aurais demeuré trois mois à l’Abbaye des Dames de Saint-Antoine [...].
« Beaumarchais est si désintéressé à ce qu’il publie lui-même, qu’il ne veut jamais rien, pas même pour le pauvre Caron. Cependant, j’avais à Londres une belle vierge en miniature d’après le Corrège ; ce M. Caron, si désintéressé, me dit qu’il aimait beaucoup les vierges : je la donnai à M. Caron. J’avais une Vénus d’après le Carrache ; M. Caron me dit qu’il aimait aussi beaucoup les Vénus : je la donnai à M. Caron. J’avais un grand et magnifique coffre-fort de fer avec des serrures merveilleuses à secret, pour mettre ma correspondance ; M. Caron me dit qu’il aimait beaucoup les coffres-forts : je le donnai à M. Caron. J’avais un portrait de moi, où j’étais représentée avec mon uniforme ; M. Caron en eut envie : je le donnai à M. Caron. Il m’avait offert le sien : jamais il ne me l’a donné. J’avais une superbe paire de carabines turques ; M. Caron me dit qu’il aimait beaucoup les carabines turques ; je les aime et sais m’en servir : je ne les donnai point à M. Caron. J’avais encore un grand nombre d’autres belles armes, en fusils, pistolets et sabres ; M. Caron me dit qu’il aimait beaucoup les armes ; néanmoins, comme je les
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