Le Chevalier d'Eon
était devenu le comble du snobisme. Mme de Fourqueux, l’épouse d’un conseiller d’État qui tenait salon, n’avait jamais vu d’Éon. Comme tant d’autres maîtresses de maison, elle rêvait de le recevoir. Un ami lui promit d’exaucer ses vœux. On fixa une date, Mme de Fourqueux convia sa société habituelle qui comptait plusieurs femmes bien décidées à découvrir le véritable sexe de l’amphibie. Elles complotèrent entre elles afin de résoudre ce problème si singulier. La soirée commença le mieux du monde. La chevalière fut égale à elle-même, parfaitement à son aise, plaisantant et buvant allègrement. Lorsqu’elle voulut passer à la garde-robe, toutes les dames prétextèrent le même besoin. Faisant fi des convenances, elles se précipitèrent sur la malheureuse afin de satisfaire leur curiosité. Mlle d’Éon les supplia de ménager sa pudeur, se défendit comme un diable, mais finit par laisser pénétrer leurs mains jusqu’à la plus intime partie de son être ; en découvrant un sexe masculin, elles se mirent à hurler. Affolée, Mme de Fourqueux accourut : la chevalière, en larmes, les conjura de garder son secret.
Le lendemain, l’heureuse hôtesse s’empressa de raconter l’aventure à quelqu’un qui pouffa de rire : la prétendue chevalière n’était qu’un peintre, nommé Masson, plutôt farceur que véritable artiste et habitué à jouer bien des rôles, celui de femme en particulier ! Mme de Fourqueux et ses amies étaient furieuses et le chevalier-chevalière rit à gorge déployée de cette mystification qui ajoutait encore à sa renommée, bien qu’elle fût de fort mauvais goût.
Il y eut d’autres « demoiselles d’Éon ». Au théâtre de Mlle Guimard on donnait une parodie d’Ernelinde où les rôles de femmes étaient tenus par des hommes et ceux des hommes par des femmes. Le sieur Dugazon campait d’Éon à s’y méprendre. On prêtait au chevalier-chevalière des aventures qu’il n’avait jamais eues. Ne disait-on pas qu’il avait été l’amant de la reine d’Angleterre et que le roi avait exigé ce déguisement pour mettre fin aux calomnies ? Cependant on se gaussait bien davantage de ses amours avec Beaumarchais. On se souvient qu’avait couru le bruit de leur mariage. Beaumarchais n’avait-il pas répété à qui voulait l’entendre que « cette fille était folle de lui ? » Encore une fois, d’Éon était pris à son propre piège puisqu’il avait feint de jouer à la « petite dragonne » avec le père de Figaro : il avait absolument voulu le persuader qu’il était fille pour obtenir son retour en France dans les conditions qu’il souhaitait.
Depuis son retour en France, le chevalier-chevalière ne se privait pas de dire ce qu’il pensait du sieur Caron partout où il passait. Il osait même raconter que cet escroc lui avait promis le mariage. Beau et séduisant, vivant en ménage avec une compagne qui lui avait donné une fille, amant de Mme de Godeville, une sensuelle aventurière, Beaumarchais n’avait évidemment jamais eu l’intention de s’unir à une vieille fille ridicule au sexe incertain. Mais ses multiples activités, le mystère qui entourait certaines d’entre elles, sa fortune récente lui valaient une réputation sulfureuse et beaucoup d’ennemis. Aussi tous les ragots étaient-ils pris pour argent comptant. Les calomnies de la nouvelle vedette de Paris augmentaient le nombre de ses ennemis. Beaumarchais s’en plaignit à Vergennes : « Je ne demande pas que la Dlle d’Éon soit punie, je lui pardonne, disait-il ; mais je vous supplie de permettre au moins que ma justification soit aussi publique que l’offense qui m’est faite puisqu’il est enfin prouvé qu’on n’a jamais pu faire un peu de bien à cette femme, sans qu’il en soit toujours résulté beaucoup de mal pour ceux qui s’y sont intéressés ». Le ministre lui répondit qu’il n’avait pas à s’inquiéter : « Vous avez le gage et le garant de votre innocence dans le compte que vous avez rendu de votre gestion dans la forme la plus probante, fondée sur des titres authentiques et dans la décharge que je vous ai donnée de l’aveu du roi. »
Fort de cette réponse qui l’innocentait, Beaumarchais adressa cettelettre cinglante à la chevalière : « Un autre eût cherché, Mademoiselle, à se venger de vos calomnies de façon à vous ôter pour toujours l’envie de
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