Le Chevalier d'Eon
Caron soit si délicat sur mes discours à Paris ; je lui en ai tenu de bien plus durs à Londres, lorsque j’étais en uniforme, le chapeau sur la tête, l’épée au côté, la canne en main, et que j’avais l’honneur de parler à Son Excellence Caron qui le premier, chapeau en tête, s’émancipa un instant à faire l’insolent vis-à-vis de moi dans son propre appartement, mais qu’en un instant je fis rentrer en lui-même et réduisis au silence en présence de son intime ami Morande le Poltron. [...]
« Puis-je répondre de tous les discours, de toutes les plaisanteries que tant de fausses demoiselles d’Éon peuvent faire dans Paris {230} ? Caron, qui est si naturellement enclin à mystifier tout le monde, voudrait-il encore profiter d’un moment de crédit usurpé dont il jouit pour obtenir à lui seul ce privilège exclusif ? Tout ce que Caron débite de mes prétendus discours à Paris sont de puants mensonges de sa part. [...]
« Ne soyez pas étonné du bruit qu’il cherche : descendu en droite ligne d’une famille à double carillon, il est semblable au mulet ; il mettrait volontiers une cloche à ses deux oreilles plutôt que de ne pas étourdir les passants du bruit de son existence. Sa vanité et son avarice, ses deux passions favorites, y trouveraient une franche lippée : car d’un côté on parlerait lui, et de l’autre il ne manquerait pas de vendre à quelque libraire l’histoire de nos démêlés, quelque peu d’honneur qu’ils lui fissent. Il peut être supérieur à Mlle d’Éon en esprit, en talents, et surtout en industrie ; mais le public impartial le reconnaîtra toujours pour bien inférieur en honneur, en vertu et surtout en courage. Il peut dire avec toute l’éloquence et la singerie dont il est capable tout le mal de moi qu’il voudra, je lui répondrai par le refrain de sa chanson favorite : Dites blanc, dites noir : elle est toujours la même. Je serai toujours en état de faire la barbe à tous les barbiers de Séville. Je ne crains pas plus sa redoutable plume que sa formidable épée, qui n’a jamais vu le jour depuis qu’elle est sortie de chez le fourbisseur.
« Mais si je suis peu sensible aux attaques de Beaumarchais, je le suis infiniment aux impressions qu’il s’efforce de vous donner, et aux termes qu’il emploie en parlant de ma personne. Je ne suis point ingrate envers lui ; il ne m’a fait, pour ainsi dire, que du mal. Je ne suis point folle, et la preuve, c’est que je n’ai pas donné dans ses panneaux. Je n’étais pas criminelle, à moins que ce ne fût l’être que de consacrer sans réserve en paix, en guerre, dans le nord et le midi, sa tête et son bras au service de son roi et de sa patrie.
« Dès lors, n’est-il pas singulier, pour ne rien dire de plus, qu’un Caron sorte de la boutique de son père pour venir insulter publiquement un militaire décoré et un ancien ministre que son sexe et ses services extraordinaires lui devraient rendre respectable ? Si je portais encore les habits que les ordres du monarque m’ont fait quitter malgré moi, il aurait tremblé de me provoquer de la sorte. Ah ! mon obéissance n’aura-t-elle donc d’autre effet que d’enhardir mes ennemis et de me livrer sans défense aux bravades et aux affront des lâches que mon coup d’œil eût jadis glacés d’effroi ? [...]
« Au fait, monseigneur, tout ce qui me regarde se réunit à un point bien simple. Ai-je eu le bonheur d’être utile à l’État dans plusieurs circonstances très importantes ? Je n’imagine pas que quelqu’un réponde négativement à cette question, lorsque Louis XV de sa propre main et de son propre mouvement m’en a donné le témoignage le plus authentique et le plus glorieux pour moi et ma famille en date du premier avril 1766.
« Dès ce moment, j’ai donc droit à une récompense. Mais est- ce ce fameux Caron, ce divin Beaumarchais qui m’a procuré les occasions de me distinguer dans le nord, à l’armée et en Angleterre ? Qui m’a fourni les moyens de contenter le feu roi et de satisfaire l’administration ? En ce temps, il n’avait pas même d’existence morale.
« M’a-t-il aidé du moins à obtenir la récompense à laquelle je pouvais prétendre ? Monseigneur, vous êtes équitable ; je ne penserai jamais que vous ayez attendu le bavardage amphigourique du sieur Caron pour vous déterminer à mon sujet.
« D’ailleurs, ai-je en
Weitere Kostenlose Bücher