Le Chevalier d'Eon

effet été récompensée   ? Avant l’arrivée de l’envoyé extraordinaire Caron en Angleterre, je jouissais de douze mille livres de rente qu’il a depuis, en trahissant ma confiance, placées sur les fonds des Affaires étrangères. Ces douze mille livres m’avaient été accordées par Louis XV [...].
    «La Cour me devrait 318 477 livres 16 sous. Caron m’en a donné, ou plutôt il s’est laissé arracher 61 714 livres 6 sous. Maintenant, il soutiendrait, si je le laissais dire, que le surplus de 256 763 livres 10 sous est soldé par son premier paiement. Jugez vous-même, monseigneur, des obligations que j’ai à ce grand négociateur, et de la gratitude qu’il m’inspire.
    « Je voudrais pouvoir me dispenser de l’imiter en quoi que ce soit, mais ses lettres injurieuses qu’il a le front de m’envoyer à moi-même circulent et me présentent sous les plus odieuses couleurs. En conséquence, daignez, monseigneur, écouter la prière qu’il vous fît et que je vous adresse à plus juste titre, de mettre aux pieds du roi mes plaintes et mes griefs, afin qu’il impose silence à cet imposteur, et arrête le cours d’une diffamation qui n’a de fondement que dans son impudence et dans son penchant à nuire et à tracasser. Mais non, monseigneur, faites-lui grâce, laissez-le jouir en repos du mépris qu’il inspire à toutes les âmes sensibles, laissez- le jouir de cette brillante et infâme fortune qu’il a méditée en Angleterre sur les polices de mon sexe. Quand il s’agit d’argent, il ne sent plus rien, il est comme un cadavre, il ne sent pas qu’il pue. Toute ma vie, comme militaire, j’ai été aussi chatouilleuse sur l’honneur qu’une fille doit l’être sur la vertu de chasteté. Le scrupule que j’ai toujours apporté dans ce double objet de ma conduite me donne aujourd’hui la consolation de dormir et de mourir tranquille, malgré la calomnie et la méchanceté des hommes. On peut faire passer ma vie par le creuset   : elle en sortira, j’espère, aussi pure que l’or   : si ce n’est aux yeux de Dieu, du moins à ceux hommes. [...]
    «Ne vous laissez pas toucher le cœur, monseigneur, par des paroles aussi mielleuses et aussi amphibiques que les siennes sur sa prétendue faiblesse des femmes. Il faut au contraire l’endurcir, car les larmes de Caron en cette occasion ne sont que des larmes de crocodile   ; sa prudence est celle du serpent.
    « Si je vous envisageais, monseigneur, comme un ministre à l’ordinaire, je m’estimerais bien malheureuse en étant noircie dans votre esprit par une langue, par une plume, je dirai plus, par une âme à la Caron, mais rassurée par votre justice et votre pénétration, je n’ai rien à craindre de la prévention et des traits empoisonnés de la calomnie. Qu’elle est grande ma satisfaction de n’avoir plus rien à faire avec cet adroit charlatan, mais uniquement au comte de Vergennes, c'est-à-dire au plus vertueux des ministres et au plus honnête des hommes   !
    «Je suis avec un profond respect, Monseigneur, votre très humble, etc.   » La diatribe était signée « La Chevalière d’Éon de Beaumont’.   »

Contre Carillon, fils d’horloger
    On ne connaît pas la réponse de Vergennes. Il avait déjà reçu tant de lettres de l’incroyable personnage. Ce nouveau rebondissement des aventures du chevalier-chevalière avec son ex-futur époux passionnait l’opinion. On attendait les réactions de l’Amazone. Elle répondit par voie de presse avec une ironie digne de l’auteur du Barbier. L’intitulé de cette diatribe en donne le ton   : c’est une longue plaisanterie sur les qualités du sieur Caron, fils d’horloger qui prétend à la noblesse   :
    T RÈS HUMBLE RÉPONSE À TRÈS - HAUT ET TRÈS PUISSANT S EIGNEUR , M ONSEIGNEUR P IERRE -A UGUSTIN C ARON OU C ARILLON , DIT B EAUMARCHAIS ,
    B ARON DE R ONAC EN F RANCONIE , A DJUDICATAIRE GÉNÉRAL DES B OIS DE P ÉQUIGNY , DE T ONNERRE ET AUTRE LIEU , PREMIER L IEUTENANT DES CHASSES DE LA GARENNE DU F OR - L ’É VÊQUE ET DU P ALAIS , S EIGNEUR DES FORÊTS D ’A GIOS , D ’E SCOMPTE , DE CHANGE , RECHANGE ET AUTRES
    ROTURES , ETC ., ETC ., ETC .
    P AR C HARLOTTE -G ENEVIÈVE , L OUISE , A UGUSTE A NDRÉE , T HIMOTHÉE D ’É ON DE B EAUMONT , CONNUE JUSQU ' À CE JOUR SOUS LE NOM DU C HEVALIER D ’É ON , CI - DEVANT D OCTEUR CONSULTÉ , C ENSEUR ÉCOUTÉ , A UTEUR CITÉ , D RAGON REDOUTÉ , C APITAINE CÉLÈBRE , N ÉGOCIATEUR RESPECTÉ ,