Le Coeur de la Croix
frisson. L’image fugitive de Sinan lui avait
traversé l’esprit. Elle exécrait cet homme. Non content d’abuser d’elle, il
avait essayé de manipuler son esprit. Par chance, elle pensait ne pas avoir été
affectée. Mais elle n’avait dû son salut qu’à sa force de caractère et au peu
de temps qu’elle était restée en son pouvoir – les Templiers blancs étant
venus la chercher plus tôt que prévu. En outre, le Vieux de la Montagne avait
reporté ses efforts sur le pauvre Rufinus, qu’elle avait entendu hurler dans
les laboratoires d’El Khef à de nombreuses reprises.
— Plus vite ! cria-t-elle à Simon.
— Je fais ce que je peux ! répliqua-t-il en jetant
un coup d’œil par-dessus son épaule. Par saint Georges ! Regarde le
curieux accoutrement de celui-ci !
Tournant la tête, elle se rendit compte que la chemise que
portait le manchot n’était autre que celle que Taqi lui avait prêtée avant son
départ pour Bagdad : couverte de pentacles et de signes cabalistiques.
— Ils vont me le payer ! lança-t-elle.
C’est alors qu’un cri dans le ciel attira son attention.
Elle leva les yeux et vit son faucon. Il volait au-dessus d’eux, indifférent
aux flèches que les Maraykhât tiraient parfois sur lui. Il se dirigeait en
direction du temple où Morgennes était allé.
— Par ici ! dit-elle en montrant la bâtisse dont
les dômes sortaient à demi de la brume.
— Mais Taqi ! répliqua Simon. Et la Vraie
Croix ! On ne peut pas les laisser !
— Je m’en occupe, dit Cassiopée. Toi, va voir
Morgennes ! Vite !
Simon eut un bref instant d’hésitation, puis déclara :
— Non. Je reste avec toi !
— Taqi ! Taqi ! hurla alors Cassiopée.
Simon s’y mit lui aussi, hurlant à s’en briser la
voix :
— Taqi !
Mais seul leur répondaient le fracas des armes, les corps
brisés, les clameurs de la bataille. Çà et là, des taches brillantes
dissipaient un instant le brouillard du combat, semant comme des éclairs au
milieu de la nuit. Cassiopée et Simon se dirigeaient vers ces flaques de
lumière, mais bien souvent ce n’était que les feux métalliques d’un harnachement.
L’énorme éléphant avait encore gagné du terrain, et ils
sentaient dans leur dos la chaleur de son haleine, pleine de miasmes fétides.
Simon tenta d’accélérer. Malheureusement, à deux sur une gazelle, ils
n’allaient pas assez vite. Comme l’éléphant blanc menaçait de les rattraper,
Simon eut une idée : il porta son cor à sa bouche, et souffla… Le
mugissement déchira la brume et attira sur eux toutes sortes de formes, tels
des insectes attirés par une flamme. D’abord des Moniales sur des gazelles, qui
semblaient fuir un ennemi – mais en fait tentaient de se regrouper –,
puis un emmêlement d’Amazones et de Maraykhât, qui les dépassa tel un essaim de
guêpes furieuses, trop occupés à se battre pour se soucier d’eux.
Cassiopée et Simon furent soudain engloutis par une ombre
démesurée, quand une voix venue d’en haut leur cria :
— Montez !
C’était Taqi ! Il avait réussi à s’emparer d’un
éléphant, qu’il faisait courir à côté d’eux. Menant la gazelle – qui
commençait à s’essouffler – auprès du pachyderme, Simon ordonna à
Cassiopée :
— Accroche-toi à son harnais !
Cassiopée se hissa en souplesse du dos de la gazelle à celui
de l’éléphant, et dit à Simon :
— À ton tour !
Mais Simon glissa, se raccrocha de justesse aux courroies du
howdah et fut traîné quelque temps sur le sol, ses chausses de mailles frôlant
la terre. Cassiopée se pencha vers lui, lui tendit la main et l’aida à monter,
n’hésitant pas à le prendre sous les aisselles, puis à l’agripper par les
fesses pour le faire basculer tête la première dans le howdah.
L’éléphant blanc, qui ne s’était arrêté qu’un instant pour
piétiner la gazelle, était maintenant juste derrière eux. Il aurait pu, s’il
l’avait voulu, attraper la queue de leur éléphant.
Mais loin de s’en soucier, Taqi eut un sourire et montra à
ses amis la croix de Hattin, qu’il avait réussi à récupérer en même temps qu’il
s’était emparé de ce pachyderme – au prix d’exploits qu’il leur promit de
leur narrer plus tard.
— Allons rejoindre Morgennes ! conclut-il avec un
clin d’œil.
Parvenu au pied de l’escalier du temple, leur éléphant
défonça les marches déjà abîmées par le temps,
Weitere Kostenlose Bücher