Le combat des ombres
catastrophe ! Je ne suis qu'un homme de science. Un vieil homme de surcroît. Comment vais-je lutter seul ?
Soudain inquiet, Ronan s'enquit :
– Lutter contre quoi, qui, messire ?
– Mon bon Ronan, j'hésite à vous le confier. Toutefois, puisque vous avez l'affection de notre maître, je puis bien m'ouvrir devant vous de mon extrême alarme. On enherbe notre dame. C'est une certitude.
Incapable de proférer une parole, le vieux serviteur ouvrit la bouche, le sang fuyant son visage. Il se reprit :
– Votre pardon ? Un enherbement ? Une dame qui est un ange envoyé pour adoucir notre vie à tous ? Dieu du ciel ! Qu'allons-nous faire ?
– C'est ce que je cherche depuis que j'ai enfin compris. Ronan, vous êtes le seul en qui je puisse placer ma confiance. Dorénavant, vous préparerez vous-même les repas de la comtesse, tous les mets qui lui sont présentés. Tous, m'entendez-vous ? Si l'on vous interroge, il vous suffira de rétorquer qu'à ordre de son médecin vous obéissez.
– Que se passe-t-il ? se lamenta le veux serviteur.
– Rien qui ne sera éclairé sous peu, j'en fais le serment devant Dieu. Nous allons nous battre pied à pied, Ronan.
– Peut-on contrer les vilenies d'un enherbeur, messire médecin ?
– Certes, si notre vigilance ne connaît nulle faille. Même l'eau, Ronan. Même son eau devra être puisée par vos soins.
1 De cuir, a donné « curée ».
2 Elles sont à l'époque un « outil » majeur de diagnostic et il est donc tout à fait habituel de les mentionner.
3 Empoisonneurs.
Maison de l'Inquisition d'Alençon, Perche, septembre 1306
Un jeune graphiarius, son écritoire à corne d'encre passée en bandoulière, informa Artus d'Authon d'une voix indifférente que le jury le mandait par-devant lui. Le comte se leva sans hâte et le suivit. Le jeune homme se précipita pour pousser la haute porte devant laquelle ils s'étaient arrêtés. Ils pénétrèrent dans une immense pièce, glaciale en dépit de la tiédeur de l'après-midi.
Cinq hommes au visage grave étaient installés autour d'une longue table : un notaire et son clerc, comme l'exigeait la procédure, et deux frères dominicains en plus du seigneur inquisiteur d'Évreux qui avait pris place dans la haute chaire lourdement sculptée qui trônait à un bout de la table. Nuls « laïcs d'excellente réputation » : Artus songea que l'inquisiteur les avait écartés afin de se garantir l'appui et la complaisance de ses frères d'ordre.
– Veuillez décliner vos prénoms, nom et qualités, monsieur, je vous prie.
– Artus, Charles, Placide, comte d'Authon, seigneur de Masle, Béthonvilliers, Luigny, Thiron, Bonnetable et Souarcy.
Le notaire se leva alors et récita :
– In nomine Domini, Amen . En l'an 1306, le 18 du mois de septembre, en présence du soussigné Gauthier Richer, notaire à Alençon, accompagné de l'un de ses clercs et des témoins nommés frère Robert et frère Foulque, dominicains, tous deux du diocèse d'Alençon, nés respectivement Ancelin et Chandars, comparait volontairement et personnellement Artus, Charles, Placide, comte d'Authon, seigneur de Masle, Béthonvilliers, Luigny, Thiron, Bonnetable et Souarcy devant le vénérable frère Jacques du Pilais, dominicain, docteur en théologie, seigneur inquisiteur pour le territoire d'Évreux nommé pour juger cette affaire en notre bonne ville d'Alençon.
Le notaire se rassit. Il s'agissait de celui qui avait contribué à la parodie qui devait envoyer son épouse au bûcher. Artus se défendit contre un sombre pressentiment. Sornettes que tout cela. Alençon ne devait pas compter tant de notaires qu'une telle coïncidence soit révélatrice.
Jacques du Pilais, son regard rivé vers les dalles sombres, s'avança vers le comte d'Authon, un grand livre relié de noir serré contre sa poitrine. C'était un homme de haute taille, si mince qu'il en paraissait maigre sous sa lourde robe de bure sombre. Il leva la tête et un regard bleu blanc se riva à celui d'Artus. Une voix douce, presque chantante, s'éleva :
– Monsieur d'Authon, avant d'entrer dans le vif de nos questions, car il ne s'agit que de cela, permettez-moi de remarquer que votre venue volontaire céans est à l'image de votre réputation sans ternissure.
Après un soupir satisfait, l'inquisiteur reprit :
– Artus, comte d'Authon, voici les quatre Évangiles. Apposez votre main droite sur eux et jurez de dire
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