Le combat des ombres
le considéra un instant, un étrange sourire flottant sur ses lèvres. Il répondit d'un ton suave :
– Elle serait prématurée.
– Attendons-nous de nouveaux témoignages ? insista Agnan tout en songeant qu'il faisait preuve d'une dangereuse témérité.
– Pas véritablement. Disons que je sonde mon âme afin de rendre un jugement aussi irréprochable que possible.
– Ah…
Jacques du Pilais se dirigea vers la porte et marqua un arrêt avant de sortir. Sans même se tourner vers le clerc, il lança du même ton calme et doux :
– Vous êtes une belle démonstration de la charité et de l'ouverture d'âme de notre Inquisition. Quelle peine vous prenez pour le sort du seigneur d'Authon !
Une sueur glacée trempa le dos d'Agnan. Il avait manqué de prudence. Si le moindre soupçon de collusion entre lui et Artus d'Authon germait dans l'esprit du seigneur inquisiteur… il préférait ne pas imaginer ce qui l'attendait.
Pourtant, là n'était pas le tracas de Jacques du Pilais lorsqu'il referma la porte du petit bureau du secrétaire. Combien de temps devait encore durer cette mascarade afin de satisfaire Rome ?
Pour l'instant, il allait devoir descendre dans les souterrains de la maison de l'Inquisition, ainsi qu'il l'avait déjà fait à plusieurs reprises. Le jeu, méprisable, consistait à convaincre monseigneur d'Authon que ses juges attendaient toujours les compléments d'enquête.
Une sorte de honte gagna Jacques du Pilais. En dépit de son acharnement à traquer les hérétiques, les impies et les sorciers, malgré la sévérité sans faille dont il avait toujours fait preuve, le seigneur inquisiteur ne s'était résolu au châtiment ultime qu'en de rares occasions 1 . Son impérieuse mission consistait à ramener les âmes dans le sein du Seigneur, à convaincre les inculpés de leurs erreurs, à les déciller au sujet de leurs égarements. S'il avait dispensé d'innombrables pénitences, imposé des pèlerinages pieds nus, voire des flagellations publiques, la mort lui semblait d'essence trop divine pour devenir un recours humain.
1 À l'instar de Bernard Gui (vers 1261-1331), un des plus célèbres inquisiteurs, qui passera pourtant dans l'Histoire accompagné de la réputation d'être sadique et sanguinaire.
Rome, palais du Vatican, septembre 1306
Honorius Benedetti essuya de deux doigts la sueur qui perlait à son front. Il contempla ensuite la trace humide, un air de dégoût sur le visage.
Bartolomeo patientait, attendant le verdict du prélat. Celui-ci verrait-il une défaite dans l'absence de renseignements qu'il venait d'avouer ? Étrangement, alors même que le jeune dominicain était certain du redoutable pouvoir détenu par l'archevêque, il n'éprouvait nulle crainte en sa présence. Une certitude lui était venue à le côtoyer depuis des mois : aucune malignité ne guidait les actes, aussi féroces fussent-ils, du camerlingue.
Honorius Benedetti déclara enfin d'un ton de dépit :
– Décidément. Des centaines d'espions recherchent en vain un jeune valet de ferme, ce petit Clément qui ne cesse de nous filer entre les doigts, pire, dont nous ne flairons pas même une piste. Et Sulpice de Brabeuf, tout moinillon sans le sou qu'il était, s'est volatilisé lui aussi. La peste soit de cette malchance qui colle à nos semelles ! Or nous devons impérativement remettre la main sur ce traité de Vallombrosa ou, à tout le moins, sur son brouillon.
– C'est-à-dire, Éminence, que frère Sulpice n'a de toute évidence pas trouvé refuge dans un autre monastère, même sous un pseudonyme, après sa disparition de Vallombrosa, pas plus qu'il n'a quêté l'aide de ses familiers, du moins ceux dont nos enquêteurs se sont rapprochés. Ils n'ont plus jamais entendu parler de lui, au grand désespoir de sa mère.
– Ainsi, il aurait rejoint le siècle, conclut le camerlingue. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin.
– Pas nécessairement, et si je puis me permettre cette contradiction. À votre imitation, je pense que Brabeuf a, en effet, rejoint le siècle. Étant démuni, il ne pouvait survivre sans aide qu'en exerçant un métier. Or, il m'est revenu un détail de ma conversation avec le supérieur du monastère de Vallombrosa. Père Eligius m'a en effet conté que le frère Sulpice de Brabeuf était joliment musicien, en plus de son habileté pour la science mathématique. Ainsi, le luth 1 et la chifonie 2 n'avaient nul secret
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