Le combat des ombres
pour lui et il en jouait fort plaisamment.
– Serait-il devenu ménestrel ? Ces gens-là vont par les chemins, de château en manoir, et on ne sait jamais où les trouver.
– Peut-être, toutefois j'en doute, Éminence. La description que l'on m'a faite de Brabeuf n'incite pas à le croire intrépide ou de commerce aisé, qualités requises pour un trouvère. Il s'agissait d'un très jeune homme, timide et effacé. Je le verrais bien mieux luthier d'une grande ville. Quoi de mieux qu'une grande cité pour se fondre dans l'anonymat ?
Honorius Benedetti se redressa et appuya ses coudes sur son imposant bureau, dévisageant d'un regard intense le jeune dominicain.
– Bartolomeo, n'avais-je pas raison de croire que j'étais le mieux fondé à juger de votre efficacité ? Un instinct me souffle que vous voyez juste. Il n'y a pas de temps à perdre. Que nos enquêteurs se rapprochent au plus vite de tous les fabricants ou réparateurs d'instruments de musique des grandes villes. Commencez par les villes dans lesquelles se trouve une maison de l'Inquisition. Ils nous aideront, votre tâche en sera allégée. Je vais rédiger un billet de mission dans ce sens. Grâce à la description de ce Brabeuf, qui n'a pas dû tant changer en quelques années, nos limiers le découvriront, si votre perspicacité se confirme.
1 Instrument portatif à cordes pincées, en général à cinq cordes à cette époque.
2 Probablement l'ancêtre de la vielle.
Rue Saint-Amour, Chartres, septembre 1306
Mathilde de Souarcy, nouvellement d'Ongeval, fournissait de méritoires efforts afin de conserver bonne figure à cette enfante blonde. Son arrivée, une semaine auparavant, en l'hôtel particulier dont elle se sentait maintenant deuxième maîtresse, l'avait fort ulcérée. Tout d'Angélique l'exaspérait : sa jeunesse, sa joliesse, la rapidité de son esprit. Cela et l'évidente tendresse avec laquelle madame de Neyrat la traitait. La peste était de cette gamine, de ses beaux cheveux, de son regard d'un bleu d'eau froide, de ses charmantes mines. Il ne s'agissait pas véritablement de jalousie de sentiments, Mathilde ne se sentant pas d'affection véritable pour son mentor. Toutefois, elle avait besoin de cette dernière, de ses conseils et de son argent afin de parfaire une éducation dont elle pressentait tout l'intérêt pour son futur. Angélique devenait une rivale. Madame de Neyrat l'avait fait habiller comme une petite princesse et Mathilde avait détaillé les atours avec minutie afin de s'assurer qu'ils n'étaient pas plus luxueux que ceux qu'on lui avait offerts. Un détail avait apaisé sa surveillance envieuse : nul bijou n'avait été acheté pour parer le dernier caprice de sa protectrice, Angélique étant encore enfante.
La fillette semblait inconsciente de l'animosité larvée de Mathilde, s'efforçant de lui plaire, la complimentant sur son maintien, le timbre parfait de sa voix, la chaleur séduisante de son regard noisette, la pâleur délicate de sa peau. Elle la suivait partout tel un petit chien, l'accompagnant en promenade, s'installant sagement à ses côtés lorsque l'autre feignait de lire pour s'en débarrasser.
Mathilde leva le nez du poème dont elle parcourait les lignes sans même les lire et encore moins les comprendre.
Le sourire lumineux d'Angélique, qui patientait depuis une demi-heure, assise bien droite ainsi que l'exigeait madame de Neyrat, accueillit son regard. La petite fille proposa d'une voix pleine d'espoir :
– Je puis, afin de vous aider, changer l'eau parfumée de la bassine de votre cabinet de toilette, damoiselle.
– Vous n'y pensez pas, mademoiselle, la rabroua Mathilde d'un ton sec. C'est là service de valet. N'allez pas déchoir aux yeux de tous par de si viles occupations.
– Ah…, murmura Angélique dépitée. Que faire, donc, afin de vous satisfaire ? J'enrage d'être si jeunette et si mal dégrossie que mes conversations n'intéressent guère une damoiselle aussi accomplie que vous.
Mathilde faillit lui répondre : disparaître à l'instant et pour jamais. Au lieu de cela, elle temporisa afin de ne pas encourir la réprobation de sa bienfaitrice. Tentant, sans grand résultat, d'atténuer l'agacement qui perçait dans sa voix, elle expliqua :
– Angélique, vous êtes un ange et ne devriez pas avoir si piètre impression de vous. Toutefois, en effet, vous êtes encore enfante, à l'âge des amusements, quand je suis déjà une femme.
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