Le combat des ombres
qu'il s'agissait d'une chair de femme. Il s'agissait de la viande d'une malfaisante enherbeuse qui avait tenté d'occire, et failli y réussir, la parfaite, la tendre madame d'Authon. Le hurlement cessa net. Guillette bascula dans l'inconscience. Peu de temps. Le baquet d'eau que son tortionnaire lui balança au visage la ramena à ses sens. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, Monge de Brineux sut que la haine et l'espoir d'être sauvée venaient de l'abandonner. Elle n'était plus que souffrance et terreur.
– Parle. Ne comprends-tu pas qu'elle t'a menti, s'est jouée de toi afin de te faire réaliser ses basses besognes sans rien risquer elle-même ? Elle n'a aucun pouvoir. Le constates-tu enfin ?
S'étouffant dans ses sanglots, suppliant, Guillette avoua :
– Elle n'a pas de nom… La Malfaise, c'est tout. C'est elle qui m'a ordonné de poignarder… la vieille Raimonde afin de me faire engager à sa place au château. Je le jure ! Une masure… dans la forêt de Trahant, non loin de Ceton… De grâce… pour l'amour de notre Sauveur, je vous en supplie…
– Bourreau, laissez mourir le brasier. Pansez ses plaies. Que les gardes la reconduisent ensuite dans sa cellule et qu'elle y soit traitée avec charité, nourrie et abreuvée.
Se penchant vers le corps martyrisé, il poursuivit d'une voix presque amie :
– Tu as bien fait. Lorsque j'aurai vérifié tes informations, tu seras pendue. La corde sera courte et tu seras poussée de haut afin que ton col se brise et que ton agonie soit très brève. Je t'en donne parole. En revanche, si tu m'as menti…
– Je n'ai pas menti, je vous le jure, bafouilla-t-elle, au comble de l'effroi.
– J'espère que le comte sera de retour d'ici là. Ne serait-ce que pour confirmer ma sentence.
1 Vase en fer ajouré, planté sur un manche, dans lequel on enflammait des matières combustibles pour éclairer.
2 Lieu d'aisance, en général situé derrière les cuisines.
3 Sorte de petite lanterne en bois ou en métal qui permettait de protéger les flammes des courants d'air et de transporter l'éclairage.
4 La flagellation était le plus souvent réservée aux femmes. Les hommes subissaient le supplice de l'estrapade (qui consistait à faire tomber le condamné de tout son poids au bout d'une corde, à plusieurs reprises), le supplice de l'eau ou du feu.
Château de Larnay, Perche, septembre 1306
Étalé en travers de son lit, Eudes n'avait pas dessaoulé d'une semaine. Un étau lui serrait les tempes et sa langue lui collait au palais. L'odeur de ses vêtements souillés de crasse, de sueur et de vomissures de vin l'écœurait. Pourtant, l'idée d'en changer l'épuisait d'avance. Il avait hélé au service peu avant de s'écrouler, inconscient d'alcool. Du moins croyait-il s'en souvenir. Nul n'était venu. Le petit peuple du château rasait les murs et se faisait aussi rare que possible, la fureur du maître explosant sans motif autre que de frapper, de gifler dans le vain espoir de s'apaiser un peu.
Il roula sur le flanc et parvint à se lever à grand-peine, toujours ivre de sa beuverie de la veille. Quelle heure pouvait-il être ? Il n'en avait nulle idée. Le jour s'était levé. Sur une grisaille brumeuse. Il tituba vers le miroir biseauté et constata les marques de sa débâcle. Une trogne d'ivrogne de taverne. Un mince filet de veinules rougeâtres sillonnait sa cornée jaunie. Ses joues violacées semblaient s'être encore fripées depuis la veille. Il tendit la main devant lui. Elle tremblait au point qu'il la crispa.
Une vague d'apitoiement sur lui-même se mêla à la rage qui le brûlait depuis des mois, des années. Seul, il était seul. Ruiné, déconsidéré. Il ne lui vint pas à l'esprit qu'il avait tissé cette déchéance. Même les serviteurs se moquaient de lui derrière son dos. Il en était certain. Des gueux sans honneur ni reconnaissance. Il avait oublié les privations et les mauvais traitements qu'il leur avait infligés depuis son enfance. Il avait oublié qu'il allongeait les filles selon son bon plaisir, n'hésitant pas à les convaincre de quelques gifles lorsqu'elles se montraient rétives.
Même le ventre des filles ne le tentait plus. Il avait perdu le goût de tout, sauf du vin qui lui brûlait le gosier et noyait peu à peu son souvenir. Le vin était la seule arme capable de lutter contre le souvenir d'Agnès qui le taraudait sans trêve.
Elle ne lui avait jamais quitté l'esprit. D'aussi loin qu'il se
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