Le combat des ombres
promesse d'honneur envers le camerlingue ? Un doute déplaisant mais insistant s'insinuait dans son esprit. Les coïncidences devenaient si implacables qu'une sorte de crainte superstitieuse l'envahissait. Cette Agnès de Souarcy bénéficiait-elle d'une protection divine, pour que toutes les entreprises contre elle échouent ? Étrangement, elle ne parvenait pas à la détester et encore moins à la maudire. Il est vrai que l'exécration est un sentiment d'une rare puissance, tout comme l'amour, et madame de Neyrat, s'en méfiant, les avait exclus de sa vie. Elle venait tout juste de recouvrer la tendresse, grâce à Angélique. L'amour, le véritable amour viendrait sous peu, elle le sentait. Qu'imaginer afin de se défaire, une fois pour toutes, de cette Authon ? Pas Angélique, qu'elle aurait pu dresser pour en faire une redoutable enherbeuse grâce à son âge et à son allure de pureté. Jamais. Angélique serait protégée de toutes les malignités, Aude y veillerait. Une idée se fraya un chemin dans son cerveau en confusion. Pourquoi pas elle ? Ni Agnès d'Authon, ni son entourage ne la connaissaient. Il suffirait d'éviter à tout prix une rencontre avec les moniales des Clairets. Après tout, on n'est jamais si bien servi que par soi-même, surtout en matière de crime.
– La peste soit de cette idiote de donzelle ! Si elle était encore de ce monde, je la giflerais avec bonheur afin de m'apaiser l'aigreur, éructa-t-elle en tapant du pied.
Un reniflement plaintif lui répondit.
– Oh, ma douce… Je vous inflige de stupides histoires. (Forçant une jovialité qu'elle était loin de ressentir, madame de Neyrat proposa :) Venez ma tendre, que je vous lise un conte. Une histoire de belle princesse, comme vous. Les belles princesses ne doivent jamais se préoccuper de vilaines choses.
Rue de la Poêle-Percée, Chartres, octobre 1306
Son tablier de cuir toujours noué autour de la taille, le batteur 1 patientait, buvant son verre de vin à petites gorgées. Il avait plié avec soin sa houppelande de grosse laine doublée de lapin sur le siège en face de lui. Un signe clair pour les habitués de l'auberge du Chat-Borgne : il ne souhaitait nulle compagnie, surtout pas celle d'un bavard esseulé qu'une envie de causette aurait poussé à s'asseoir à sa table, pour lui demander ensuite si sa présence ne le gênait point.
Enfin, celui qu'il attendait poussa la porte de la taverne et il l'accueillit d'un sourire discret.
Agnan se défit de sa cape trempée par l'averse et soupira d'aise avant de murmurer :
– Cheval…
– Chut… Ici, je suis François. Asseyez-vous, mon bon Agnan. Je remercie Dieu de la joie que me procure le plaisir de vous revoir.
– Quant à moi, les missives que nous échangeâmes après votre départ pour Chypre et dans lesquelles je vous contais les nouvelles de la comtesse que j'avais pu glaner me furent d'un constant soutien. Savez-vous, che… François, qu'il a fallu que je me trouve en cette maison de l'Inquisition bruissante de présences pour découvrir le désert de la solitude ? N'est-il pas déroutant que je me sois soudain rendu compte que je n'avais nul ami, personne à qui me confier, hormis vous que je ne connaissais que de quelques heures et qui étiez si loin ?
– Déroutant ? Je ne le crois pas. On a les amis que l'on mérite. Vous viviez, au fond, une existence réglée, déterminée par les lois et ordres des autres. Vos amis vous ressemblaient. Vous m'avez, au mépris de votre sécurité, rejoint dans un incessant combat contre les Ténèbres. Peu d'êtres souhaitent s'y associer. Ils sentent confusément que nous ne sommes pas des leurs et s'écartent de nous qui apportons le trouble en leur esprit. Je ne les en blâme pas. Toutefois, nous ne sommes pas seuls, Agnan. Nous sommes une multitude. Levons notre verre à la grandeur des hommes.
Deux ans plus tôt, lors de ce manger que Leone avait offert un soir au jeune clerc à l'auberge de la Jument-Rouge, Agnan, un peu ivre, s'était ouvert de sa déception, du remords qui commençait de le ronger d'avoir participé, même de loin, à ce qu'il avait nommé une infamie. Bafouillant d'appréhension et d'hypocras, les larmes aux yeux, il avait confessé sa volontaire cécité. Au fond, il savait, sans l'admettre, que nombre des procédures inquisitoires n'étaient que de sinistres et sanglantes bouffonneries. L'Inquisition servait à terroriser, à étouffer dans l'œuf toute
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