Le commandant d'Auschwitz parle
j’étais poursuivi par d’affreux
cauchemars : on me pourchassait, on me fusillait, on me projetait dans un
abîme. Chaque nuit je vivais un véritable martyre. J’entendais sonner toutes
les heures. À mesure que le matin approchait, l’angoisse m’envahissait à la
pensée que le jour allait recommencer, que je devrais à nouveau côtoyer des
êtres humains. De toutes mes forces j’essayais de combattre cette hantise mais
toujours en vain. Je voulais prier mais j’en avais perdu l’habitude. Je ne
trouvais plus le chemin qui mène à Dieu. J’étais convaincu que Dieu ne pouvait
plus venir à mon aide, parce que je l’avais abandonné. Ma rupture avec l’Église
me torturait et je me reprochais amèrement de ne pas avoir souscrit à la
volonté de mes parents et d’avoir renoncé à la prêtrise. J’avais beau me dire
que ma décision définitive de 1922 n’était que le résultat d’une longue
évolution au cours des années de guerre, je n’arrivais pas à retrouver le
calme. Mon agitation allait croissant de jour en jour, d’heure en heure. Mon
état physique empirait ; j’étais aux frontières de la folie. Mon chef d’atelier
n’en revenait pas de me voir totalement distrait, incapable d’accomplir ma
tâche ; je travaillais plus assidûment que jamais, mais je faisais tout de
travers.
Pendant plusieurs jours, je n’avais rien mangé dans l’espoir
que de cette façon l’appétit me reviendrait. Je fus finalement surpris par un
gardien chef au moment où je versais mon dîner dans la boîte à ordures. Cet
homme, toujours fatigué et indifférent, avait pourtant remarqué mon aspect
maladif et ma conduite étrange, et m’observait attentivement depuis quelques
jours : il me l’a raconté lui-même par la suite. On me conduisait sans
tarder chez le médecin. C’était un vieil homme employé dans la prison depuis
des dizaines d’années. Il m’écouta avec beaucoup de patience, feuilleta mon
dossier et déclara avec un calme absolu : « Psychose du prisonnier.
Ce n’est pas si terrible ; cela va s’arranger. » On m’emmena dans une
cellule d’observation et on me fit une piqûre : je tombai aussitôt dans un
profond sommeil. Les jours suivants, on me donna des calmants et la ration de
nourriture réservée aux malades. Mon agitation s’atténua ; je commençais à
me ressaisir. Sur ma demande on m’autorisa à réintégrer ma cellule et l’on
renonça au projet de me mettre dans une cellule commune. Au cours de ces mêmes
journées, le directeur du pénitencier me fit savoir qu’en récompense de ma
bonne conduite et de mon assiduité au travail, j’étais transféré dans la
deuxième catégorie et que je jouirais désormais de certains privilèges :
il m’était permis d’écrire une fois par mois et de recevoir autant de lettres que
je voulais ainsi que des livres et des manuels. J’avais l’autorisation de
laisser ma lampe allumée jusqu’à dix heures, de mettre des fleurs à ma fenêtre
et de m’entretenir avec d’autres prisonniers pendant plusieurs heures les jours
de fête et les dimanches.
Ce rayon de lumière contribua mieux que tous les médicaments
à me guérir de ma dépression. Mais certaines traces profondes de ma maladie
allaient subsister assez longtemps. Il n’y a qu’en prison, dans la solitude
complète, qu’on se laisse envahir par certaines visions étrangères à la vie
normale. Existe-t-il un lien entre les vivants et les morts ? Pendant les
heures où je me trouvais dans un état d’agitation extrême, avant de sombrer
dans un déséquilibre total, j’ai souvent vu mes parents devant moi en chair et
en os, et j’ai parlé avec eux comme si je me trouvais encore sous leur tutelle.
Encore aujourd’hui, ces apparitions me laissent confondu : je n’en ai
jamais parlé à personne.
Pendant les années suivantes, j’ai eu maintes occasions d’observer
des phénomènes de psychose chez d’autres prisonniers. Dans beaucoup de cas,
cela aboutissait à des crises de folie furieuse ou à la démence complète. D’autres
prisonniers qui parvenaient à surmonter cette psychose restaient pendant
longtemps en état de prostration et quelques-uns ne parvenaient jamais à se
remettre.
À mon avis, la plupart des suicides qui eurent lieu pendant
mon séjour au pénitencier s’expliquent eux aussi par cette psychose. Elle
détruit toutes les considérations raisonnables qui militent contre une mort
volontaire et elle pousse aux
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